CONCOURS DE NOUVELLES DU CERCLE DE LAMER
DE
LORIENT - BRETAGNE SUD
TEXTES PRIMES AU CONCOURS 2024
Thierry BRUNSPERGER
LA LÉGENDE DE GAËL
Gaël est né en Bretagne. Il a grandi en Bretagne et, sauf imprévu, il mourra en Bretagne. Il fait pour ainsi dire partie du décor. Et pourtant, ce n’est pas lui que l’on vient visiter. Les touristes lui préfèrent les vieilles pierres, les balades en bisquines, les embruns revigorants ou encore les arbres tortueux d’une légendaire forêt. Et, à défaut d’approcher ceux qui détiennent la véritable richesse de la région, les visiteurs rentrent chez eux, souvenirs sous le bras et sur le dos, la fameuse marinière qui annonce à tous : j’y suis allé. Gaël sourit à chaque fois qu’il croise ces soi-disant spécialistes au pied d’un menhir, sur la jetée d’un port ou sous l’arche d’un château. Ils récitent Wikipedia, s’appropriant l’histoire du lieu et semblent investis d’une inspiration divine. Gaël s’en moque des cailloux et de tout le reste d’ailleurs. Ce qui l’inquiète sur l’heure, c’est le grain qui s’annonce et sa clôture qui est loin d’être réparée. Il est affairé à redresser un lourd piquet dans une terre dense lorsqu’un individu s’approche, un drapeau bleu dans une main, un micro fixé à un serre-tête dans l’autre.
— Demat, salue le quinquagénaire.
— Parle pas breton, le coupe Gaël.
— Oh ? L’homme ne feint pas sa surprise. On m’a dit de trouver par ici un certain Gaël, un enfant du cru.
— C’est moi, mais je ne parle toujours pas la langue, répète Gaël.
Bien que n’ayant aucune difficulté à la comprendre, il se mélange les pédales quand il s’agit de pondre une phrase convenable. Il préfère l’éviter.
— Je me présente, Gilbert Domart, guide à Saint-Brieuc. Je me trouve face à un petit problème et à Pont-Autan on m’a dit que vous pourriez m’aider.
Gaël acquiesce d’un signe de tête en guise de « peut-être, cause toujours, on verra bien ». Il maintient le piquet de son épaule tandis qu’il en cale la base de grosses pierres granitiques.
— Voyez, poursuit Gilbert, j’ai un groupe de suisses, une trentaine, qui sont, et je reste poli, exigeants. J’ai fait le tour des dolmens, des châteaux, des cidreries, les ports, la balade nautique, les édifices religieux. Bref, le classique. Hélas, ils ne sont toujours pas satisfaits. Et ma comm' dépendant de leur bonne humeur, j’aimerais terminer sur un truc inédit, genre qu’on ne trouve nulle part ailleurs, surtout pas sur le net.
Un rictus se dessine sur le visage de Gaël. Un truc inédit ? Pauvre guide, ça fait belle lurette que l’inédit ici, ça n’existe plus. La magie a foutu le camp, les ruines n’ont jamais été aussi peuplées et l’océan compte plus de baigneurs frileux que de merlans.
— On m’a dit que vous connaitriez l’existence d’un vestige oublié, doublé d’une histoire peu commune, genre qui n’aurait pas encore été trop ébruitée.
— Je suppose, répond Gaël, épongeant la sueur de son front, que c’est les gars au bistro qui vous ont rancardé ? Je vois. Malheureusement, monsieur…
— Domart, Gilbert Domart.
— … monsieur Domart, il se trouve que vous être la victime d’une mauvaise blague. Vous voyez l’énorme poteau à l’autre bout du champ ? Venez.
Les deux hommes traversent les hautes herbes boueuses pour arriver au pied d’un tronc courbé à l’extrémité sculptée. Les motifs s’apparentent à une tête de reptile coiffée d’un casque de plumes. Les traits sont effacés, usés par le temps et la pluie, mais la figure reste reconnaissable. Le lichen et la mousse qui envahissent le bois piqué semblent draper l’ensemble d’une pèlerine protectrice. Néanmoins, la pourriture qui ronge le bois finira inexorablement par transformer ce dernier en poussière d’ici quelques années.
— Et voilà. Étrange, non ?
— Pas vraiment, rétorque Gilbert examinant de près l’objet, on voit que ça été mal taillé. C’est grossier. À vue de nez, je dirais que ça date de dix, peut-être quinze ans. C’est ça votre légende ? Une espèce de totem que des gamins auront sculpté ?
Gaël fixe le sol. Il aimerait se débarrasser du guide et de sa cohorte d’Helvètes qui doivent l’attendre dans leur bus climatisé. Il est tenté de lui asséner la vérité : « Ce n’est qu’un vulgaire bout de bois, merci, au revoir. » Hélas, Gaël aime trop avoir un auditoire pendu à ses lèvres. Et Dieu sait qu’il s’est plus d’une fois ridiculisé avec ses mensonges. Ce poteau en est le témoin. Mais comme dirait son père : « Quitte à lâcher un bobard, autant qu’il soit énorme. Plus c’est gros, plus ça passe. Seulement, attention à ne pas t’embourber. Laisse les idiots faire le reste. » Il caresse le bois dans une fausse prière solennelle tout en levant les yeux en direction du sud, comme s’il cherchait à rejoindre par ses pensées l’océan.
— Vous avez tout faux, assure-t-il. Ce bout de bois là, il a plus d’un millénaire. Il vient de loin. Par delà les mers. C’est ni plus ni moins que l’extrémité de la proue d’un langskip. Entier, s’il vous plait !
— Un drakkar ? Vous plaisantez mon vieux. On est à plus de vingt-cinq kilomètres de la côte, à vol d’oiseau. Et même si c’était vrai, comment se fait-il qu’il ne soit pas dans un musée, ou même répertorié. J’étais ce matin même à l’office de tourisme de Lorient. Pas une plaquette, rien.
— Vous vouliez de l’inédit ? Voulez l’avez. Alors, faites-vous plaisir. Mais dites à vos ouailles de ne pas saloper mon champ. Maintenant, si vous le permettez, j’ai à faire.
Le guide va-t-il mordre à l’hameçon maintenant que l’appât est lancé ? Sans trop insister, Gaël retourne à ses piquets suivi par un Domart déconcerté. L’aplomb du jeune homme ne l’a pas laissé indifférent. Reste que l’aspect et la nature du bois, sa localisation et l’absence du moindre panneau lui prouvent que cela ne peut pas être la proue d’une épave. Au mieux juste un morceau dont on ne sait quel destin l’aurait conduit dans ce champ. Dès lors, imaginer que tout un navire gît sous ses pieds, cela dépasse l’entendement.
— L’avez-vous fait au moins analysé ? souffle Gilbert dans un élan de doute. Si un expert confirme vos dires, ça serait en effet une sacrée découverte.
— Pour qu’ils éventrent mon champ ? Et puis quoi encore ? Écoutez, je ne sais pas comment ce truc est arrivé jusque là. Vous pensez bien qu’il était déjà ici quand je me suis installé. Peut-être qu’à cette époque, l’eau a monté suffisamment pour permettre la navigation jusqu’à Kerdoret, qui sait ? Peut-être qu’ils ont remonté le Blavet. Peut-être a-t-il été mis en cale sèche et transporté par chariots à un charpentier compétent. Je n’en sais rien. Mais si je vous dis que là-dessous, il y a une épave de navire viking, vous pouvez me croire. Pour le reste, allez voir un spécialiste à Lorient ou à Saint-Malo.
— Parce que vous l’avez vu en entier ? Vous avez décaissé tout votre terrain ?
— Presque. Trop de boulot et surtout mauvais pour la terre. Quoiqu’il en soit, j’en ai vu assez.
Gilbert Domart n’est évidemment pas censé savoir que Gaël est un agriculteur respectueux du macrobiote de la terre, plus par paresse que par conviction écologique. Il n’a pas, en dix ans, donné un seul coup de bêche sur son terrain.
— Et c’est tout ? Pas d’histoire, pas de légende ? Une petite rumeur ?
— Je vous avais dit que c’était une mauvaise blague. Les gars à Pont-Augan aiment bien envoyer les corniauds ici, ne le prenez pas mal. Alors les curieux viennent, ils regardent le morceau de bois et repartent tous déçus. Pensez bien, on leur promet un vestige de la conquête des océans et tout ce qu’il ont, c’est un bout de bois pourri. Ça ne change rien à la présence de l’épave, mais ça les fait rigoler au bistro. Notez, il ne leur faut pas grand-chose.
Ce que Gaël garde pour lui, c’est comment ces gars-là sont au courant. C’était en mars, le huit, si sa mémoire est bonne. Il rentrait d’une balade avec José, son pote pêcheur. Il aime bien de temps à autre prendre la mer, comme on dit. Il file un coup de main. Rien de bien utile, lui-même n’est ni marin, ni pêcheur, mais il est de bonne compagnie. Ce matin-là, ils avaient essuyé un vilain vent qui était passé sous les radars de météo France. Ils faillirent chavirer par trois fois pour finalement rentrer au port trempés jusqu’au caleçon, rincés dans les chaussettes et vidés de l’estomac. José en eu pour ses frais, obligé de larguer son filet qui s’était pris dans des écueils. Il faut dire qu’il avait eu bien du mal à redresser la barre et obliger son bateau à corriger sa route. Bref, une mauvaise journée pour l’un comme pour l’autre. Gaël se réfugia au bar et commença à enfiler les demis. Avec tout le sel qu’il avait ingurgité, sa soif était inextinguible. En moins d’une heure, il était pinté comme il faut. Et là, il fit, enfin, il dit, la plus grosse connerie de sa vie.
— Écoutez tous, hurla-t-il. C’est ma tournée !
Les tournées sont chose commune dans le bar, néanmoins elles sont toujours accueillies à bras ouverts. Ils étaient tout ouïe et Gaël chercha à pimenter son récit. Le fait que le bateau de José eut échappé à son avenir d’épave lui donna un sérieux coup de pouce.
— J’ai frôlé la mort, ce matin. Avec José. Ouais, mon pote, la mort, je te dis ! Alors si je devais calancher, je dois vous avouer mon secret, pour pas qu’il disparaisse. Y’a un langskip sous mon champ. Un vrai de vrai.
Il s’effondra et ne reprit conscience que le soir tombé. Ils l’avaient allongé sur un banc contre le mur, au fond de l’établissement. Bien évidemment, tous s’étaient amusés à l’écouter. Gaël est connu pour être un sacré mythomane quant il s’agit de justifier ses échecs. « Un nuage de sauterelles a ravagé ma récolte. Le soleil a cramer mes plans, juste sur mon champ, une sorte de microclimat, j’vous jure. Avec José, on a sorti de l’eau un marlin de huit mètres. »
Ils l’aiment bien Gael. Pas le meilleur des agriculteurs, loin de là, mais toujours à les faire rire. L’épave d’un drakkar. Pourquoi pas la charrette de l’Ankou ? Certains ont quant même vérifié, au cas où. Ils ont rapporté quelques ampoules au pied, mais n’ont rien vu si ce n’est une clôture en piteux état et un piquet qui mériterait le bûcher. Depuis, ils ne loupent pas une occasion de taquiner les visiteurs importuns, à leurs dépens bien sûr, en leur narrant la fameuse légende de Gaël.
Gilbert Domart hésite. Il a certes dans sa besace quelques anecdotes sur de spectaculaires découvertes, ici en Bretagne, dues à un simple hasard. Y compris des récentes. Non, c’est complément aberrant. Mais les Vikings n’ont-ils pas accosté sur ces terres en leur temps ? De nombreux vestiges en témoignent. Et si… et si…
— Le Viking Ragenold est réputé pour ces saccages, murmure Gilbert pour lui-même, pas tout près, mais qui peut dire la route qu’ils ont empruntée avec certitude. Et la date correspond. Un bateau égaré prit dans une tempête ? Volé ? C’est possible. Mais alors… ?
"...Laisse les idiots faire le reste. » Songe Gaël en jouant aux oreilles indiscrètes. Le poisson a mordu, reste à ferrer.
— Alors, reprend l’agriculteur, vous avez raison. C’est le Viking… Ragetruc. C’est sûr. C’est la preuve que je vous dis la vérité. Vous faut quoi de plus ? Ah oui, voir le navire. Mais c’est mon champ. Donc soit vous amenez vos moutons de Panurge contempler sa proue avec ma parole qu’il y a tout le reste, soit vous déguerpissez.
***
— Et il t’a cru ? Vraiment cru ? questionne un client du bar de Pont-Augan.
— Oh ça oui ! affirme Gaël, une chope dans la main. Il a brodé son histoire tout seul, comme un grand. Et je ne vous dis pas les grands airs qu’il avait quand il a déclamé sa découverte à ses Suisses. Ils étaient scotchés. Ils ont pris des photos et tout ça.
— T’as pas peur du coup que ça ramène trop de monde dans ton champ. Je croyais que tu voulais être tranquille. Ça va vite se savoir. Et imagine s’il y a des fouilles, tu seras obligé de les laisser faire, tu en es conscient ?
— Si tu savais, j’ai vendu mon terrain à Bertrand y’a un mois. Je remettais la clôture en place comme je lui ai promis, mais c’est plus mon affaire maintenant.
— Bertrand ? Et bien, tu lui laisses un sacré cadeau.
— Parce qu’il m’en a fait, lui, un cadeau quand il s’est foutu de ma poire ? Encore à la signature, il rigolait, comme quoi il gagnait une belle épave en plus de mon champ. Alors, grand bien lui fasse !
— Ah ben tiens, quand on parle du loup, le voilà qui se radine. Et bien Bertrand, ça va pas ? T’en fais une de ces têtes.
— Patron, une choppe. Non, mets en deux ! Les gars, vous devinerez jamais sur quoi j’suis tombé en retournant le terrain avec mon motoculteur…
Bernard HUMBERT
De la dérive de voix flottées
Des coups de tabac, j’en ai essuyé des sacrés avec L’Endurant, mais celui de cette nuit c’était du brutal ! Argo venait de s’échouer sur la grève. Le plastique dur de sa gueule en poire encore tout tourneboulé. Ça m’est déjà arrivé de m’arracher de l’ancrage mais je me suis toujours arrangé pour rester dans le giron du rafiot. Et pour remonter. Mais là… Me faire balader à l’aveugle dans le bouillon et me retrouver à terre au beau milieu du lais, c’est la mer à boire! Le jour peinait à se lever. Une aube automnale. Argo continuait à prendre à témoin une lune tenace. Il avait besoin d’écoper son stress. Mais aussi, quelle idée il a eu le vieux briscard de s’entêter à mouiller dans cet enfer ! Tout ça pour des miettes de thon de plus ! Des rieuses aux éclats semblaient opiner. Le ressac finit par capter son attention. Cela l’apaisa, de toute sa coque jaune en polyéthylène. Pour autant, chaque vague lui rapportait un souvenir précis de la dérive et, après chaque rouleau, repartait faire le plein. Jusqu’à l’assèchement de sa mémoire. Ou la victoire du sommeil.
Un premier et faible rayon de soleil le ramena à la réalité. Le paysage ne lui était pas étranger. Ô combien il avait eu le temps de le contempler depuis le large lors de ses interminables balisages ! Il reconnaissait en haut de la dune le vieux pin qui gîtait à en défier la gravité, l’échelle rouillée qui agonisait, l’étrave noire et décharnée qui continuait à sombrer dans un sable indifférent. Quelques heures de solitude en perspective. Encore. Il allait donc finir là. Comme ça. Bien calé entre deux beaux galets blancs et un bouquet d’algues. Son cimetière marin, en somme. Il n’était pas loin de regretter l’agitation dantesque de cette nuit. Il sentait poindre un gros coup de blues quand soudain sa tête de poire fut attirée vers l’estran. Un truc y scintillait, malmené par les vagues. Avec la complicité du flux qui le rapprochait, le truc prit la forme d’une boule de verre matelotée. Comme celles qu’il apercevait décorant l’intérieur du bateau. Encore une vague et là, de près, le doute n’était plus permis. Il venait de reconnaître la Boa à son collier de pacotilles.
Ta boule me disait quelque chose ! Il lui fallait crier pour qu’elle l’entende. Mais à voir les perles restées accrochées à ton bout, je me suis dit « c’est forcément la Boa, foi d’Argo ! ». (Le capitaine de l’Endurant, par superstition, agrémentait d’un grigri le moindre mobilier du réfectoire : collier, chapelet en olivier ou plume de cormoran). Si on m’avait dit qu’un jour on se côtoierait sur ce coin de plage ! - Bon, Argo le flotteur, t’es gentil mais ne te fais pas trop d’illusion, on n’est pas du même bord ! - Ingrate ! Tu dis ça à moi qui ai passé tant de temps à t’admirer à travers le sabord ! D’autant que tu y mettais drôlement du tien en faisant chanter tes reflets arc-en-ciel à la moindre lumière! - Tu ne veux pas comprendre, Argo ! Je suis là par accident ! J’ai vécu une nuit épouvantable ! Pense donc, me retrouver à la baille moi qui étais habituée à la cabine calfeutrée du thonier! Oublie-moi je te dis ! - Ah oui ? Et comment comptes-tu rejoindre l’Endurant ? D’ailleurs, est-il toujours de ce monde ? Pourra - t- il seulement être renfloué ? Et toi, qu’est-ce que tu feras toute seule ? - Oh oh calmos ! J’ai entendu dire à table qu’il existait une race de cinglés qui récupéraient ce qui traînait sur le rivage. Avec un penchant particulier pour le verre et je…La Boa n’eut pas le loisir d’achever son plaidoyer. Deux intrus venaient de surgir de nulle part.
Deux pirates. Des jeunes sans doute car moins grands que des marins. Des terriens aussi mal élevés que désœuvrés qui ne trouvèrent rien de mieux à faire qu’à improviser sur le sable une partie de ballon. S’en suivit une série cruelle de coups de pied dans le ventre de leurs victimes qu’ils accompagnaient de rires hystériques. Par chance, Argo manquait de rotondité. Ils durent se contenter de le saisir par l’œillet et de le catapulter dans l’eau. Il en fut quitte pour un nouveau bain d’écume. Et comme le bras lanceur avait été présomptueux, trois vagues suffirent à ramener le flotteur sur la plage. Juste à temps pour assister, impuissant, au massacre de la Boa. Un méchant shoot avait fait voler la jolie boule quelques mètres au-dessus du varech. Jusqu’à son crash sur un galet innocent. En découvrant le tapis de tessons irisés mêlé aux lambeaux de cordelette, le cœur d’Argo faillit chavirer. Et moi qui enviais le chic et le statut de la Boa !
La plage avait maintenant retrouvé sa tranquillité. Une tranquillité à peine troublée par la brise ou par un raid de sternes. Et Argo, une certaine sérénité. A la ligne tracée par le vol d’un goéland de ses connaissances, le flotteur en déduisit qu’il devait être dans les neuf heures. La matinée s’annonçait sous de meilleurs auspices. Après tout, cette survie et cet exil forcé pouvaient être propices à une rupture de la routine, à un changement de cap, à l’aventure. Il en était là dans ses pensées profondes – à deux doigts du coaltar - lorsqu’il se trouva dominé par un géant dont il ne vit d’abord que les grosses bottes terreuses recouvertes de goémon. Un géant des mers. Habillé d’un ciré noir usé jusqu’à la corde, coiffé d’un chapeau de toile maculé de guano, le géant lui rappelait le phare de la côte. Il s’évertuait à tirer un fardeau. Une barque à la coque à moitié défoncée, squattée par un naissain de moules.
Sans laisser de temps aux présentations, une main poisseuse empoigna Argo et le porta à la hauteur d’une trogne avinée et tabagique. Il dut se laisser examiner sous toutes les coutures. Degemer mat ! fit la voix éraillée. Avant d’être redescendu et déposé sans ménagement sur un plancher encombré et puant.
La houle était faible. Cependant, de l’eau jusqu’à la ceinture, le vieux dut s’y reprendre à plusieurs fois pour grimper dans son embarcation. Et un peu plus loin, avant le large et après avoir manqué de justesse un bois flotté et un container, le taiseux se déchargea d’un kaoc’h! bien salé. Après, l’équipage bringuebalant arriva sur ce qui devait être un spot à maquereaux. Aussitôt, Argo se vit confier le balisage. Pour cela, le pêcheur lui fit avaler par l’œillet un pauvre cordage avant d’être, sans autre forme de procès, balancé par-dessus bord. Argo eut l’impression de briser le ciel gris tant la mer jouait la bonace. Me revoilà donc à mon poste ! Tout ça pour ça ! Il pressentait que les heures avec le taiseux allaient être bien longues et monotones. C’était sans compter sur la soif du bonhomme.
Il le vit se pencher sous le banc, retirer une bâche et attraper une grosse fiasque de verre sombre habillé de paille. – Hé, toi la Flo, tu croyais que je t’avais oubliée…Viens-là ma précieuse ! Forcément, l’image de la Boa de l’Endurant sauta à l’esprit d’Argo. Mais lorsqu’il entendit le vieux déchiffrer l’étiquette en forçant le ton maniéré: Chianti classico. Gran Selezione 2014. Riserva di Oro. Toscana., le flotteur comprit qu’il avait affaire à une espèce plus raffinée que la Boa. Voir cette merveille à la merci du vieil ivrogne stimula son intérêt et son attachement pour la belle inconnue. Dans le même temps, il craignait le pire.
Au milieu du roulis et du léger tangage, le loup de mer parvint à trouver suffisamment d’équilibre pour tenir debout, la fiasque en main. Un mélange de Neptune brandissant son trident et de Dionysos sa grappe de raisin. D’un geste auguste, il ouvrit la bouteille, la porta à sa trogne, postillonna un yec’hed mat ! à l’adresse de l’empire des ondes puis la vida d’un long trait. Trente secondes d’apnée éthylique. Alors il éructa très fort avant de balancer à l’eau ce qu’il croyait être un cadavre. Argo n’en fut qu’un peu plus trempé. Et la fiasque exotique toute confuse au contact brusque de ce drôle de flotteur jaune. Ainsi vidée de son nectar, et hormis la partie du corps encore empaillée, la bouteille italienne se montrait dans son plus simple appareil. Elle dardait mille feux. Du col jusqu’au cul en passant par une épaule découverte. C’est ainsi qu’Argo le flotteur, qui s’était cru un moment condamné à vivre en esclave et en ermite, fit la connaissance de Flo la damigiana, authentique dame-jeanne de Chianti.
L’après-midi tout entier ne s’avéra pas de trop, la Toscane était si bavarde ! Forcément, elle avait passé tellement d’heures morfondue dans différents fonds de cale ! Ou serrée entre un tonnelet de chouchen et une caisse de mor braz comme dernièrement dans la barque ! Un périple commencé dans le port de Livourne. Pour relater son parcours, sa mémoire de bouteille à la mer déversa des noms cueillis par-ci par-là. Dans le plus grand désordre et dans un sabir assaisonné de toscan et de breton. Aux oreilles d’Argo, ça donnait à peu près ça (sans la musique) : - castellina livorno soute chianti bâbord escale bled rade nàpoli abbozzala vino balak cambuse llegada combien padrino tempête ciao… Le Breton avait déjà perdu le fil. Pourtant, à cet instant, rien au monde ne l’aurait fait renoncer à boire les mots chantés par la Toscane: … genova larguez saha notte départ kenavo marchandise biture cuidado route lorient gast maboul retour capitano trafic fortune beslama bandito grain baraka krampouez… Là, Argo dut en convenir : jamais il ne saurait comment cette diablesse de dame-jeanne, partie un jour de son pays du Chianti, avait pu se retrouver sur cette côte bretonne au fond d’un bateau ivre mort. Qu’importe le flacon... Enivrés Flo et Argo l’étaient assurément. Elle, par le besoin de se raconter. Lui, par la logorrhée chantante.
Au point de ne pas s’être rendu compte, à deux brasses de leur couple, de l’immersion subite et sourde de la barque, emportant avec elle la loque de son capitaine endormi. - Sfortunato ultimo viaggio ciao salua Flo la damigiana. – Et deux épaves de plus ! déclara Argo le flotteur en guise d’oraison funèbre.
Barbara DROUOT
« L'admiratrice »
Je suis artiste peintre sous-marin. Dans la famille, on n’a jamais vraiment compris d’où me vint l’envie saugrenue de prendre des cours de plongée, ni plus tard, - celle encore plus loufoque - de peindre sous la mer. Seule ma mère qui était née et avait grandi à Brest ne trouva rien de si étrange à l’affaire, car l’environnement marin lui était familier. Quoiqu’il en soit, de mon point de vue les choses étaient simples, j’avais deux passions auxquelles je voulais donner vie, la plongée et la peinture et il fallut plusieurs années avant de les apprivoiser et l’une et l’autre, pour enfin les marier.
A l’instar de ce qui est nouveau, mes toiles suscitèrent d’abord une curiosité réservée pour finir, le temps passant, par trouver leur public. D’ailleurs, ceux qui avaient appris à me connaître savaient que pour réaliser mes tableaux, je ne fonctionne qu’à l’instinct et au coup de foudre et qu’il est donc parfaitement inutile de chercher à m’imposer quelque cadre ou contrainte que ce soit.
Mon étonnement fût donc grand de découvrir un jour au courrier une singulière requête : une commande ?!!! L’admiratrice m’avait manifestement très mal cerné ! En gros, elle souhaitait faire représenter un vaisseau de guerre allemand, coulé dans le Pacifique Sud lors de la seconde guerre mondiale. Tous les frais seraient pris en charge précisait-elle. L’initiative me parut étrange – le courrier était dactylographié comme pour en gommer toute traçabilité – mais aussi mortifère. Surtout, n’ayant ni lu ni entendu que la Kriegsmarine ait jamais sévi dans cette région du monde à cette époque-là, j’en conclus à un canular malsain et pris le parti de tout remiser consciencieusement dans les méandres de ma mémoire.
Pourtant, à mon insu, l’idée fit peu à peu son chemin là où nos pensées nous échappent. En relisant le courrier de l’admiratrice quelque temps plus tard, je m’aperçus qu’irrité de prime abord par sa démarche, un certain nombre de détails m’avaient échappés. Cette dernière précisait bien qu’après un premier repérage in situ, et si l’inspiration n’y était pas, rien ne m’obligeait à donner suite au projet. J’avoue que ce nouvel éclairage associé à l’attrait de peindre en milieu récifal - un fantasme jamais réalisé - l’emporta sur la répulsion de devoir me confronter aux vestiges d’un navire de combat, par ailleurs probablement totalement corrodé.
Je préparai donc tout mon matériel avec grand soin pour ne rien oublier. En effet, les informations concernant Nauru, prononcé « Naourou » comme je l’appris plus tard, m’avaient appris que l’île, un minuscule bout de terre micronésien de quelques milliers d’habitants, était situé au large de l’Australie, autrement dit aux antipodes de l’Europe. Changement d’hémisphère, de fuseaux horaires, d’environnement sous-marin, isolement…. Je devais m’attendre à vivre la tête l’envers, au sens propre comme au sens figuré.
Une fois arrivé sur place, sous l’eau, la similitude entre cet environnement inconnu et les images de certains de mes rêves fût saisissante, car depuis l’enfance des flashs colorés venaient régulièrement frapper à la porte de mon sommeil. En ces temps-là, la poussière de phosphate dont l’île était une grande extractrice pour l’export, n’avait pas encore étouffé les fonds marins, si bien que l’eau était d’une grande limpidité et que la faune arborait des couleurs plus lumineuses que nulle part ailleurs. Tant de beauté me fit monter les
larmes aux yeux et je ressentis une grande tristesse en réalisant qu’une fois de plus la seule à me comprendre serait ma mère, car son mari - mon beau-père - et ses enfants n’étaient à l’aise que sur le plancher des vaches. J’avais souvent envié leur insouciance et leur joie de vivre, imaginant que si j’avais eu la chance de connaître mon père il aurait été plus facile d’échapper à mon angoisse existentielle. Quoiqu’il en soit, ils faisaient tous pleinement partie de ma vie, quant à moi j’avais fini bon an mal an par trouver une forme d’équilibre au travers de la peinture sous-marine.
J’en étais là de mes pensées, lorsqu’il m’apparût. Il gisait à l’aplomb exact du tombant récifal, côté océan. Adossé à la muraille de coraux protégeant l’étroit ruban lagonnaire de la haute mer, il était partiellement envahi par des coulées de faune et de flore veloutées aux délicates teintes pastel. Il se fondait presque totalement dans l’environnement, cependant, certains éléments de sa structure en acier échappaient encore à leur emprise. Je restai longtemps à méditer en inspectant l’épave et ses alentours, recueillant ça et là des traces ténues de sa vie passée. Le spectacle de ce navire abandonné à lui-même depuis si longtemps, son allure d’ancien combattant blessé, témoin silencieux d’une époque tragique était terriblement émouvante. J’en vins finalement à penser qu’ainsi encoraillé, il n’en émanait décidément aucune trace de violence et qu’en réaliser un tableau pourrait même peut-être s’avérer une expérience esthétique singulière.
Dans la nuit, ma décision fût arrêtée et au petit matin j’étais à pied d’œuvre équipé de mon matériel de plongée, d’une toile vierge bien lestée et de mon attirail habituel de peintre sous-marin. Mû par une urgence irrationnelle de capter l’âme du bateau, je peignis alors avec grande fébrilité, comme hors du temps, et au terme d’une petite semaine à peine, la première partie du travail était achevée.
Restait à parfaire les détails, les pieds au sec sur l’île. Le temps passa calmement et à la fébrilité initiale de la première phase avait succédé une forme de torpeur hypnotique, dont j’émergeais hagard avec le plus grand mal à me resituer temporellement et géographiquement. J’avais déjà entendu parler de certaines expériences de décorporation en lien avec des pratiques méditatives et ce que je vivais alors me paraissait étonnamment similaire. Mon enveloppe physique restait ancrée dans le présent tandis que mon esprit, canalisé, filait le temps à une vitesse vertigineuse. Dans ces moments-là, Philomena ma vieille et bienveillante logeuse nauruane me surprenait alors sur la plage, pinceau à la main face à la toile géante, comme durablement statufié.
Le premier de ces épisodes survint peu après la découverte du fragment d’une plaque d’acier fixée sur le flanc du navire, aussi fine que de la tôle et passée inaperçue de prime abord. Elle représentait moulé en surimpression, ce qui m’apparaissait être un soleil stylisé et de toute évidence, elle avait été rivetée, faisant penser à un signe de reconnaissance destiné à être identifiable de loin, un peu comme un immense drapeau rigide. Je soupçonnais bien que sa monochromie était liée à son long séjour sous l’eau et ne parvenais pas à en traduire la tonalité métallique sur la toile. Revenant sans cesse sur un gris trop mat à mon goût représentant le cercle de l’astre et sur un mouvement de correction un peu trop appuyé de ma spatule, j’eus un jour la très grande surprise de constater que l’outil traversait la toile et que si je tentais de l’en retirer, il n’en résultait aucun dommage. Mon incrédulité atteignit son maximum lorsque pour renouveler l’expérience, j’engageais cette-fois-ci la totalité du bras et que le phénomène se répétait. La tentation fût
grande de taquiner les limites de l’expérience mais peu téméraire, je procédai avant tout par petites touches, vérifiant à chaque étape qu’il était toujours possible de faire machine arrière. Au bout du compte, ce jour-là tête et corps furent totalement absorbés par la toile, propulsés dans un long et étroit tunnel au bout duquel se profilait un faible halo de lumière tamisée.
Entré par le hublot, je me retrouvai assis à l’intérieur d’une cabine de bateau, dont l’atmosphère était calme et tranquille. L’espace était de petites dimensions, mais il était fonctionnel et il y régnait un ordre qui bien que resserré n’était pas oppressant. Une minuscule bibliothèque abritait quelques livres de littérature et de poésie allemandes aux tranches décolorées, une photographie de famille sur un meuble de chevet et deux toiles miniatures achevaient d’égayer l’habitacle aux murs gris.
Au terme de ce tour d’horizon, la porte de la cabine s’ouvrit sur un homme d’une cinquantaine d’années, de fort belle stature, au visage ouvert et franc. Les pattes d’épaules et les insignes de son costume sombre laissaient à penser qu’il occupait un rang élevé dans la hiérarchie de la marine de guerre et lorsqu’il déposa deux verres de whisky sur la petite table, ses manières élégantes et distinguées me parurent familières.
Resté pensif quelques instants, l’homme rassembla ses idées et reprit avec moi le fil d’une conversation apparemment interrompue quelques instants plus tôt, dans laquelle je me glissai assez naturellement. L’idée de plonger en scaphandre expliquait-il agissait sur lui comme un puissant repoussoir, au point de se demander comment les plongeurs-démineurs qu’il voyait partir en mission au large de l’île arrivaient à supporter ce carcan, tout en menant à bien leur mission. Le ton était las, désabusé et je sentis que l’homme avait besoin de s’épancher. Il évoqua les trois croiseurs de la Kriegsmarine dont le nôtre, travestis en cargos commerciaux aux armes de l’empereur du Japon, positionnés autour du port de Nauru pour en bloquer l’accès aux navires alliés ; il s’agissait d’entraver le transbordement du phosphate à destination de l’Australie, pour laquelle ces livraisons s’avéraient essentielles au développement agricole. Bientôt, il faudrait tirer sur les installations portuaires mais aussi sur la population locale, à son grand désespoir. Après avoir bu une longue gorgée d’alcool, le médecin militaire soupira en secouant tristement la tête : « Le sens de mon engagement, c’est de sauver des vies, pas de participer à une œuvre de mort ».
Par la suite, je rendis souvent visite à Hanz. J’attendais avec impatience ces rendez-vous, mais parfois, pour une raison que j’ignore l’accès à la petite cabine restait impossible. Ma frustration et ma tristesse étaient alors profondes car je craignais en permanence de perdre à jamais ces instants de grâce. Entre deux alertes, dans cet espace intime, nous débattions de tout. Des améliorations et solutions techniques pour alléger le dispositif de plongée en scaphandre, permettant alors de profiter de l’environnement sous-marin en toute liberté ; nous avions aussi de profonds débats philosophiques mais aussi littéraires nous permettant de partager nos expériences de découvertes et d’explorations. Pour Hanz, seuls deux pays sur terre méritaient le détour, l’Allemagne parce qu’il y était né et la France pour le raffinement de ses moeurs et de sa culture.
Ces tête-à-tête étaient pour nous comme des bulles de paix volées à la guerre, grâce auxquelles deux êtres savourent d’authentiques moments de complicité et des rêves de jours paisibles. D’ailleurs me fit-il un jour remarquer : “Tu sais, je suis un homme simple aux aspirations simples. Regarde, tout ce qui fait ma vie est résumé dans cette cabine : mes parents en photo ici, ces quelques livres et deux tentatives maladroites de peintre amateur, l’une, une ville portuaire en France très chère à mon coeur, et l’autre un fond sous-marin en mer Egée”. Ce jour-là, j’aurais aimé comprendre comment Hanz s’y était pris pour réaliser son petit tableau méditerranéen, mais une alarme stridente retentit dans les coursives, indiquant que tout l’équipage était convoqué à son poste. Il nous fallut donc interrompre là notre échange et quitter précipitamment la cabine.
Reprenant mes esprits, j’aperçus Philomena du coin de l’œil. Comme à l’accoutumée, elle devait m’observer depuis un bon moment en silence redoutant de troubler mon inspiration. Mais cette fois-ci, la vieille dame s’approcha et observant attentivement le fragment d’acier sur la toile, me dit dans un souffle qu’initialement le soleil et ses rayons étaient de couleur rouge et qu’ils se détachaient sur un fond blanc. Enfant, elle avait tout vu. Le navire avait été coulé un peu au-delà de la barrière de corail par des tirs de canons australiens et avait disparu en quelques minutes à peine. Le reste de la flotte en avait réchappé après avoir bombardé Nauru et ses installations portuaires, abandonnant là une carcasse de fer et d’acier en guise d’héritage pour les futures générations de l’île.
Quelques semaines plus tard, la toile étant achevée il fût temps de rentrer en Europe pour la livrer à ma commanditaire. Dès mon arrivée à Paris, je pus prendre la mesure des bienfaits de mon séjour nauruan car porté par une force et une sérénité nouvelles, l’annonce de l’hospitalisation de ma mère me fît réagir avec un calme et un pragmatisme que je ne me connaissais pas jusque-là. Pourtant, elle était restée hémiplégique et avait du mal à s’exprimer ; on pouvait malgré tout communiquer avec elle car elle répondait aux questions en clignant des yeux. En entrant dans sa chambre, je sentis qu’elle attendait ma visite depuis longtemps car une foule d’interrogations muettes affluèrent dans son regard. Elle avait toujours été curieuse de mes expéditions et attendait avec impatience le récit de mes aventures. J’étais pressé de partager l’île de Nauru, les beautés du lagon et les fonds océaniques de cette partie du monde, l’incroyable et bouleversante rencontre avec l’épave drapée de coraux, la compagnie silencieuse de la vieille Philomena, mais aussi la fin malheureuse du navire.
Pour autant, toute l’attitude de ma mère restait tendue dans une attente fébrile que je ne parvenais pas à décrypter. Je me hasardai donc à lui raconter les « rêveries » que la toile m’avait inspirées, mes tête-à -tête avec Hanz, nos échanges profonds, notre amitié respectueuse et le temps passant, notre complicité grandissante. Alors seulement, j’eus le sentiment que le bleu de ses yeux s’apaisait enfin et avec son bras resté valide, elle tira de dessous les draps une grosse enveloppe qu’elle me tendit. Cette dernière contenait un petit cadre représentant un cliché ancien jauni, ainsi qu’une lettre dactylographiée. La photo représentait un capitaine de marine posant fièrement à la proue d’un croiseur allemand en rade de Brest ; le courrier, quant à lui, était l’exacte copie de la commande que l’admiratrice m’avait adressée.
Croisant son regard qui me fixait anxieusement, il ne me fallût pas longtemps pour assembler les pièces d’un puzzle débuté plusieurs mois avant ma naissance. En un flash, une image nette et précise s’imposa. Interloqué, je demandai : « Hanz était mon père?».
Ma mère cligna deux fois des yeux.
Textes des lauréats "Jeunes"
Julie SICARD
« Sortie en mer »
Marko réalisa une bascule arrière, un dernier coup d’œil à Lucy, sa mère restée sur le bateau. Il brandit son inflateur et suivit son père sous l’eau. Ils descendirent dans le bleu. Fabien prit la tête de la palanquée qui se composait de lui et de son fils. Ils nageaient vers l’épave qui se dessinait au loin. En arrivant sur celle-ci, ils découvrirent la proue métallique et imposante du navire couché sur bâbord depuis de nombreuses années. L’épave reposait sur un lit de sable blanc, au fond se détachait la masse noire de la cheminée, sur le bleu profond de l’océan.
Ils s’approchèrent, entrèrent dans les coursives, slalomèrent entre les coraux, dérangèrent les poissons qui s’éparpillaient tout autour d’eux comme des feux d’artifice. Marko se mit à flâner en contemplant ce spectacle magnifique. Il entra et sortit de différentes cabines. En admiration devant le spectacle que lui offrait l’épave, Marko perdit son père de vue. Il se mit à paniquer et à le chercher frénétiquement. Il parvint à trouver la sortie et constata sur son manomètre qu’il n’avait plus beaucoup d’air. Il se dit qu’il serait plus judicieux de remonter à la surface que de chercher son père. Celui-ci connaît les règles de la plongée et à déjà dû faire surface. Marko entendit un bruit vers le bateau, ne s’en soucia pas et remonta lentement. Arrivé à la surface, il constata que son père n’était pas là. Il attendit quelques minutes, commença à avoir peur. Marko fit part de son angoisse à sa mère et sa volonté de partir à la rencontre de son père, mais celle-ci le lui interdit. Lucy, ne voyant pas son mari sortir de l’eau, prit la VHS et appela les secours.
Fabien continuait d’avancer dans les coursives en contemplant les poissons évoluant à leurs aises dans l’eau fraîche quand un bruit sourd se fit entendre. Il regarda tout autour de lui et remarqua que la porte qu’il venait de franchir, s’était fermée. Il constata l’absence de son fils qui ne l’avait pas suivi dans l’exploration de l’épave. Il tenta d'ouvrir la porte pour retourner vers son fils mais celle-ci résista malgré l’utilisation de toutes ses forces.
Il se résolut à passer par l’ouverture un peu étroite qui était face à lui mais son bras se coinça. Quand il réussit enfin à se dégager, son bras saignait, mais il ne s’en intéressa pas vraiment et sortit. Il déboucha sur le pont incliné du bateau quand un violent courant marin l’emporta. Malgré ses efforts, l’épave s’éloigna inexorablement de lui, il ne put que constater qu’elle devenait un point noir dans l’immensité de l’océan. Fabien ne pouvant plus rien faire pour sauver son fils commença à culpabiliser de l’avoir amené avec lui dans cette plongée. Il gonfla son gilet afin de remonter à la surface.
Sa tête hors de l’eau, Fabien regarda autour de lui et constata l’absence de Marko, de sa femme et du bateau. Il ne voyait que l’océan à perte de vue. Une longue attente des secours débutait alors, il allait devoir combattre la froideur de l’eau qui commençait à traverser sa combinaison, de même le regret de ne pas avoir été en mesure de sauver son fils. Après de longues heures d’attente, Fabien se demanda s’il ne ferait pas mieux d’abandonner tous ses efforts car la vie ne serait que remords et tristesse.
Les heures passèrent, le soleil se coucha, le froid de l’eau était plus mordant que jamais, son bras le faisait souffrir, le sel piquait ses yeux et Morphée l’attirait dans ses bras quand il perçut au loin un bruit de moteur. Même si le désespoir et le chagrin l’avait envahi, il souhaitait revoir sa femme qui devait être, elle aussi, dévastée. Il brandit sa lampe afin de se signaler. Un chalutier s’approcha et lui porta secours.
Dans la VHS grésillante, Lucy comprit que les secours enverraient un hélicoptère avec des plongeurs et un médecin, ils devraient être là dans moins d’une heure.
Quand l’hélicoptère arriva, les plongeurs se mirent à l’eau. Marko demanda s’il pouvait les accompagner, mais ils répondirent que pour sa sécurité, il devait rester sur le bateau.
Après une longue attente, les plongeurs remontèrent à la surface. Marko leur demanda s’ils avaient trouvé son père. Ces derniers expliquèrent ne pas l’avoir localisé, mais qu’il y avait un bout de combinaison à côté d’un trou et que le courant l’avait probablement emporté. Les plongeurs indiquèrent que les courants étaient puissants en cette saison et que s’ils ne le repéraient pas le lendemain, il ne faudrait plus espérer retrouver Fabien vivant.
Ils rentrèrent au port dévastés. Lucy et Marko se demandaient comment ils allaient faire pour continuer cette vie. Ils se rendirent à la chambre louée par la famille pour la semaine. Ils continueraient les recherches le lendemain dès les premières lueurs du jour.
Lucy reçut un message indiquant qu’aucun corps n’avait été retrouvé dans l’épave ; une dernière chance s’offrait à eu. Ils allèrent à la capitainerie pour interroger le personnel sur les types de courants, leurs forces selon les heures et leurs directions. Suivant les informations et les calculs réalisés par le personnel de la capitainerie, plusieurs bateaux étaient susceptibles d’avoir croisé Fabien.
Ils partirent questionner les marins des bateaux mais tous leur donnèrent la même réponse : « Ils n’avaient secouru personne et n’avaient rien observé de spécial. ». Lucy comprit qu’il n’y avait plus rien à faire, qu’il faudrait continuer de vivre, ne pas se morfondre, résister à cette envie de tout détruire, même si ça allait être très difficile. C’est ce que Fabien leur dirait de faire.
Après une nuit particulièrement mouvementée, emplie de cauchemars et de larmes, ils se levèrent lourdement, vidés de toutes leurs forces.
Fabien se réveilla à l’hôpital avec une douleur au bras et à la tête. Il regarda son bras et vit un bandage. Un monsieur était à côté de son lit, Fabien le reconnu, c’était le capitaine du chalutier qui l’avait secouru. Celui-ci était resté à son chevet pendant ses jours de repos afin de s’assurer que le plongeur se remettait de sa mésaventure.
Le capitaine lui expliqua qu’après l’avoir repêché, il avait glissé et avait heurté sa bouteille d’air et s’était évanoui. En arrivant au port, le capitaine avait amené Fabien directement à l’hôpital pour qu’il soit soigné de ses blessures. Fabien demanda où était sa famille, mais le capitaine lui dit ne pas savoir car il n’avait aucun papier sur lui ou document lui permettant de connaître qui contacter. Le capitaine avait bien signalé le blessé aux autorités mais dans ce pays, tout peut prendre du temps.
Subitement, Fabien s’inquiéta du jour qu’il était. Quand il découvrit l’information, il demanda au capitaine de lui prêter des affaires afin qu’il quitte l’hôpital le plus rapidement possible. En effet, était prévu aujourd’hui le vol retour. Avec l’aide du capitaine, Fabien s’échappa discrètement de l’hôpital.
Dans la voiture qui le conduisit à l’hôtel, le capitaine qui venait de raccrocher son téléphone expliqua que l’équipage qui l’avait remplacé avait reçu la visite d’une femme qui posait des questions sur un éventuel secours ou corps repêché. A peine garé devant les portes de l’hôtel, Fabien lui exprima sa gratitude et couru jusqu’à l’accueil, demanda si la chambre qu’il avait réservée était encore occupée. Le réceptionniste lui répondit que les occupants de la chambre étaient partis deux heures auparavant. Fabien le remercia et héla un taxi pour se rendre au plus vite à l’aéroport. Enfin arrivé devant la porte des départs, il se mit à courir en criant le nom de sa femme.
Quand il aperçut Lucy assise sur un banc le dos voûté, le regard triste et vague avec une silhouette familière à ses côtés, Fabien courut de plus belle. Lucy, entendant son prénom, se retourna, regarda en direction des cris, se leva, secoua son fils qui était toujours assis la tête entre ses mains et tous deux se mirent à courir vers Fabien. Ils se jetèrent dans les bras les uns des autres, ce ne sont plus des larmes de tristesse dans leurs yeux mais des larmes de joie. Ils se précipitèrent dans l’avion de retour comme s’ils voulaient oublier pour toujours ce cauchemar.
Fin
Manon ROUSSEL
La pierre de l'épave
1
1- Oublier... Tout oublier... Océa gémit doucement ; comment avait-elle fait pour en arriver là ? Océa ferma les yeux et tout lui revient à l’esprit malgré son envie d’oublier…
Océa sourit ; elle adorait se retrouver seule face à la mer et en respirer les embruns saisissants. Seule. Enfin presque seule. L’adolescente détourna son regard de l’océan afin de fixer son regard sur sa fidèle chienne, Ombe. Océa l’avait appelée ainsi en l’honneur de son héroïne préférée de roman. La belle chienne avait un pelage gris perle saupoudré de blanc comme de l’écume. Océa lança à Ombe un bâton et celle-ci jappant bondit vers le bout de bois. Océa ironisa en son for intérieur, surprise par l’enthousiasme débordant de sa chienne : « Pauvre petit bâton ! ». Et elle courut rejoindre Ombe qui se roulait au sol, sa « victime » dans la gueule.
Quelques minutes plus tard, Océa perdit de nouveau son regard dans la mer. Elle soupira. La tempête arriverait bientôt et elle devrait patienter quelques jours avant de retourner rêvasser le long de l’océan avec sa chère Ombe. La chienne caracolant devant et sa maîtresse la suivant de près rentrèrent rapidement lorsque la pluie commença à tomber.
2- Océa et Ombe dévalaient à toute allure le sentier escarpé qui les menait à leur plage favorite. À cause de la tempête, elles n’avaient pas pu aller à la plage ces derniers jours et avaient attendu ce moment avec impatience. « Océ, ça fait au moins une heure que je te cherche, t’abuses ! » s’écria une adolescente brune. Océa sourit : elle avait peu d’amis mais Maïwen était sans aucune hésitation son amie la plus proche. « Tu m’écoutes quand je te parle ? » continua Maïwen faussement outrée.
Pour toute réponse, Océa riva son regard bleu dans les yeux noisette de son amie. Les deux adolescentes se défièrent un moment du regard, avant de renoncer en riant.
« - Oh ! Regarde Maïwen, il y a quelque chose sur la plage tout au bout, murmura soudain Océa captivée.
- On dirait une… une épave. On va voir ?
- Non. Pas maintenant. Il va bientôt faire nuit. Ce ne serait pas prudent.
- Entendu, soupira Maïwen les yeux rivés sur l’épave. On n’a qu’à y aller demain, à l’aube ce sera samedi donc pas cours !
- Ça marche. On se retrouve ici… genre vers trois heures. Ça te va ?
- Ok. Salut Océ ! À demain !
- À demain Maïwen ! Viens Ombe, on y va. Nous allons nous lever tôt demain. »
3. Au milieu de la nuit, Océa ferma la porte en silence et se coula silencieusement entre les maisons, suivie de près par Ombe, dans les rues rendues glissantes par l’averse. Maïwen les attendait sur la plage silencieusement.
« - Ça fait longtemps que tu nous attends ? chuchota Océa
- Oh non, à peine cinq minutes. Il faudra faire attention en traversant la plage, car il y a un endroit où nous sommes visibles, depuis la mer, par les pêcheurs.
- La plage est habituellement déserte à cette heure-ci alors croisons les doigts pour qu’ils ne regardent pas dans notre direction.
- Il faut dire que nous, les ados, nous nous levons tellement tard, 11 heures minimum ! », ironisa Maïwen. Océa pouffa de rire avant de murmurer à sa chienne de les suivre silencieusement. Pour toute réponse, celle-ci remua la queue.
Les deux amies et la chienne grise et blanche coururent sous la pluie, vers l’épave. De près, elle était encore plus impressionnante. Le vieux navire était situé entre deux imposants rochers qui l’empêchaient d’être visible aux yeux de tous. Son mât était brisé et une longue faille était visible le long de la cale. C’est par cette faille que se glissèrent Océa, Maïwen et Ombe. Le trio visita toutes les pièces du bateau. La plupart des pièces sentaient le moisi et étaient lourdes d’humidité. Le plancher craquait parfois et les deux amies visitaient le tout dans un silence religieux.
Soudain, Ombe se mit à gronder sourdement. Océa tenta vainement de calmer sa chienne mais renonça rapidement face à la détermination de l’animal. Maïwen ne put s’empêcher de frissonner lorsque qu’elle sentit un courant d’air glacé. Océa murmura à son amie : « Faisons demi-tour, Ombe est vraiment nerveuse et ça ne lui ressemble pas. ». Maïwen, peu rassurée, acquiesça d’un mouvement de la tête. Elle remarqua l’étonnante pâleur du visage de son amie, mis en valeur par ses cheveux blonds et ses grands yeux d’un bleu qui lui avait donné son nom si particulier et qui pour l’instant, regardaient avec inquiétude autour d’elle.
4. Elles firent demi-tour et en marchant rapidement, tentèrent de trouver la faille par laquelle elles étaient entrées. Leurs efforts restèrent vains car elles n’arrivaient tout simplement pas à retrouver leur ‘porte d’entrée’. Elles déboulèrent alors en tremblant de froid dans une pièce.
Mille et un éclats scintillants. Nuances extraordinaires. Pierres précieuses. Maïwen, émerveillée, se pencha pour effleurer un saphir rutilant. Le saphir se transforma soudain dans un grésillement écœurant en fumée en même temps que toutes les autres pierres précieuses. La fumée nauséabonde aveugla et fit tousser le trio. La porte de bois se referma dans un bruit tonitruant et elles se retournèrent en constatant avec effroi qu’elles étaient enfermées dans la pièce. Ombe se mit soudain à grogner et à aboyer sourdement. Océa ainsi que Maïwen ne purent s’empêcher de hurler. Les pierres précieuses réduites en fumée s’étaient transformées en serpents. Leurs corps luisants rampaient sur le plancher humide et des sifflements effrayants sortaient de leurs bouches. Ombe bondit et se retrouva au milieu des serpents à aboyer et à mordre furieusement. Maïwen fit par réflexe, un pas en arrière, face à l’avalanche de serpents autour de son amie et elle. Le plancher céda brusquement sous son poids et elle se retrouva suspendu à une vieille planche pourrie à la force de ses mains. Elle s’obligea à regarder en bas pour voir ce qui l’attendait et s’autorisa un cri effrayé : des crapauds, des centaines de crapauds pustuleux la regardaient avec leurs infâmes yeux globuleux.
5. De son côté, Océa se sentait de plus en plus mal : Ombe avait été mordue par plusieurs serpents et commençait à faiblir, Maïwen était tombée dans un trou à cause de la mauvaise qualité des planches et elle ne pouvait pas l’aider à remonter à cause des serpents qui s’approchaient dangereusement d’elle. L’adolescente se recroquevilla en boule.
Oublier. Tout oublier. Océa gémit doucement ; comment avait-elle fait pour en arriver là ? Océa ferma les yeux. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ce fut pour hurler. Ombe était recouverte par les serpents. Elle ne pouvait plus voir son pelage soyeux ou ses yeux bruns. Soudain, Océa repéra sa porte de salut. Une écoutille était entrouverte et derrière on pouvait apercevoir un paysage familier : l’océan. Elle décida aussitôt de préparer un plan d’action.
Maïwen afficha un rictus dégoûté face aux crapauds. Elle était obligée de remonter ses genoux le plus haut possible pour ne pas qu’ils touchent le sol et par ricochet, les crapauds. À la force de ses bras, elle grimpa sur la vieille planche, qui à son grand soulagement ne céda pas. Soulagement qui laissa très vite place à la perplexité en voyant un éclat au milieu des bestioles immondes. Éclat d’azur.
Topaze. Vrai ou faux ? Si c’était un vrai, il pourrait peut-être les aider mais si c’était un faux, il compliquerait singulièrement la situation déjà dramatique. Assise sur sa vieille planche, les jambes dans le vide, Maïwen fixa pensivement le topaze avant de hausser les épaules, un sourire en demi-lune. Bah ! La situation pouvait difficilement être pire. Elle irait donc chercher cette fichue pierre.
Réprimant son dégoût, Maïwen descendit prudemment de sa planche. Les crapauds fondirent sur elle.
6. Océa soupira. Il lui fallait donc distraire les serpents pour récupérer sa chère Ombe et aider
Maïwen, puis s’enfuir par l’écoutille qu’il fallait au préalable détruire pour qu’elles aient une chance de passer.
« - Tu as quoi de prévu ?
- Maïwen c’est toi ! Tu vas bien ? Mais… Tu t’es battue contre un tigre ou quoi ?
- Nan, juste contre une centaine de crapauds. Mais j’ai récupéré ça.
- C’est quoi ?
- Une pierre précieuse. Je pense qu’elle est ensorcelée car quand je l’ai touchée en maudissant les crapauds, ils ont disparu.
- Quoi ! Mais ça veut dire que…
- Ça vaut le coup d’essayer.
- Alors, allons-y. Après, on peut sortir par l’écoutille. Si on trouve un moyen de l’agrandir.
- Occupe-toi d’ Ombe, moi, je sors par l’écoutille pour l’agrandir de l’extérieur. Je ne suis pas bien grosse, j’arriverai à me faufiler. » déclara Maïwen à son amie en lui tendant le topaze. Océa hocha la tête. Elle n’en menait pas large et aurait tout donné pour se trouver à un autre endroit. Maïwen se glissa sans aucune difficulté par l’écoutille.
7. Océa soupira. Que s’était-il passé après ? Avait-elle réussi à sauver Ombe ? Océa, assise sur la plage, devant les vagues tentait vainement de se rappeler de la fin de son rêve.
Son rêve… Était-ce seulement un rêve ? Tout en elle, le criait mais… Les sensations, l’éclat des pierres précieuses, les craquements du bois et l’odeur de l’humidité de l’épave… trop de sensations précises pour que ce soit un rêve, même si cette hypothèse était plus probable. Un aboiement la tira de ses questionnements sans fin. Ombe.
Océa laissa un cri étonné sortir de sa bouche : sur l’oreille d’Ombe, une petite cicatrice était visible. Une écorchure de rien du tout, sans doute faite lors d’une rencontre avec un autre chien… ou une morsure de serpent.
Océa se leva brutalement. L’épave ! Si l’épave était encore là, cela voudrait donc dire, que comme elle le pressentait, tout ceci n’était pas un rêve. Sur demi-pointes, Océa plissa les yeux tentant de distinguer une épave. Rien. Alors elle interpela un pécheur qui passait par là.
« - Yann ?
- Oui Océa ? Je peux t’aider ?
- Est-ce que tu aurais vu une épave au bout de la plage ces temps-ci ?
- Une épave ? Non je n’ai rien vu. Il n’y a jamais eu d’épave ici !
- Même après la tempête ?
- Euh…
- D’accord. Merci quand même. »
Yann s’éloigna et Océa se laissa tomber sur le sable. Réalité ? Rêve ? Elle ne le saurait sans doute jamais. Océa siffla pour qu’Ombe revienne et rentra chez elle perturbée. Lorsqu’elle arriva dans le salon. Ses parents étaient devant la télévision. Le présentateur annonçait la trouvaille d’une pierre précieuse dans une épave, loin d’ici. Une pierre.
Un topaze. Reconnaissable entre mille.
Hortense DELHAY
L'épave
La mer était calme, comme toujours après la tempête. Le soleil pointait le bout de son nez à bâbord, c’était lui qui avait réveillé Marie en illuminant sa chambre de sa lumière étincelante. La jeune fille se réveilla de bonne humeur, s’habilla en mettant sa robe préférée, puis alla sur le pont pour saluer son père, comme tous les matins. Sur le pont, elle vit son père et son frère ainé, Charles, avec une dame en train de parler affaires. Comprenant qu’ils ne l’avaient pas vue, elle décida d’écouter la conversation.
Marie avait toujours adoré le commerce, elle aimait écouter son père raconter des histoires sur les complications qu’il avait subies tout au long de sa carrière de marchand. La jeune fille espérait qu’un jour, elle aussi, pourrait raconter sa vie comme une histoire pleine de péripéties à ses enfants…
-Bonjour Marie, que fais-tu derrière cette porte ? Viens dire bonjour à Jeanne. C’était une bonne amie de ta mère, c’est d’ailleurs grâce à elle si nous nous sommes rencontrés, précisa son père qui n’arrivait pas à cacher le chagrin qu’il ressentait dès qu’on mentionnait sa femme.
La mère de la jeune fille était morte lors de l’accouchement de cette dernière. Son père n’en voulait pas à Marie pour la mort de son épouse, contrairement à Charles, son frère ainé, qui remettait toujours le terrible accident sur les épaules de sa cadette.
-Bonjour Jeanne, dit Marie d’une petite voie. Que faites-vous là ?
-Simple coïncidence, je passais par là quand j’ai reconnu le bateau de ton père, expliqua-t-elle avec un large sourire.
Le navire du père de Marie, le black poker, ne passait effectivement pas inaperçu ! Il était plus grand que la moyenne de ses semblables et était en capacité d’accueillir jusqu’à 315 tonneaux et 223 nègres.
-Êtes-vous aussi dans le commerce?, demanda la jeune fille avec plein d’espoir.
-Oui, mon époux était capitaine de son bateau lorsqu’il passa l’arme à gauche après sa maladie il y a 6 ans. Nous n’avions pas réussi à avoir d’enfants, alors j’ai récupéré son commerce, son bateau et toute sa fortune.
- Je suis terriblement désolée, murmura Marie un peu honteuse.
-Il ne faut pas ! dit la capitaine d’un ton sec. Désolée mais ma situation aurait pu être bien pire ! Je ne suis pas malheureuse. J’ai fait mon deuil et j’avance dans la vie. Mon mari m’a donné tout ses biens alors j’ai décidé de reprendre son métier pour honorer sa mémoire.
Le père demanda à sa fille de monter sur le pont car il allait retourner sur un sujet de conversation professionnel. La jeune fille alla donc sur le pont d’un pas nonchalant, espérant pouvoir écouter quelque bribe de conversation mais son père, la connaissant que trop bien, chuchotait pour ne pas être entendu des oreilles indiscrètes. En montant sur le pont, Marie regarda l’océan en inspirant un grand bol d’air. Elle aimait cette odeur d’algues, et le clapotis des vagues qui se percutaient sur la coque du bateau.
Quelques heures plus tard, lorsque le soleil indiqua le déjeuner, Jeanne monta à son tour sur le pont puis se dirigea vers Marie.
-Pourquoi nous écoutais- tu ton père et moi tout à l’heure ? interrogea-t-elle dès qu’elle fut assez proche de la jeune fille pour que celle-ci ne puisse pas l’ignorer.
Marie ne voyant pas de raison de mentir lui répondit :
-J’ai toujours eu une passion pour le commerce de mon père mais étant une femme, je ne pense pas pouvoir devenir capitaine un jour.
- Ton père avait raison, tu ressembles beaucoup à ta mère. Elle aussi aimait le commerce. Mais pourquoi ne le dis-tu pas à ton père ?
-Qu’est-ce que cela changerait ? dit-elle avec un sourire triste. Mon père va donner son bateau à mon frère et me vendra contre une jolie dot dès que j’aurai atteint l’âge. Je deviendrai mère de famille loin du commerce et de l’océan.
La capitaine écoutant l’avenir imposé à la jeune fille, la prit en pitié, et lui proposa de partir avec elle, d’apprendre le métier de commerçante, de voyager où elle voulait et de devenir un jour elle-même capitaine d’un bateau.
L’adolescente l’écouta avec envie. Elle aurait tellement aimé avoir la destinée que lui décrivait Jeanne ! Elle ne pouvait hélas quitter le bateau de son père. Elle savait que celui-ci n’accepterait jamais cet avenir pour sa fille. Alors, elle déclina l’offre, espérant ne pas le regretter un jour. La capitaine fut déçue de ce refus mais ne lui en tint pas rigueur.
Le soir, avant l’heure du souper, alors que Jeanne se préparait à partir, le père de Marie alla vers cette dernière pour discuter avec elle.
-De quoi as-tu parler avec Jeanne tout à l’heure ?
La jeune fille, qui ne voulait pas révéler la proposition que Jeanne lui avait faite, décida d’aborder un sujet pour tester son père, tout en gardant une part de vérité dans ce qu’elle disait.
-On parlait de maman. Elle m’a dit que maman aimait le commerce à l’époque.
-Ta mère n’aimait pas le commerce, elle savait qu’elle n’avait pas l’étoffe pour devenir exportateur, dit-il avec un air suffisant.
-Parce que c’était une femme ? Demanda-t-elle sur un ton de défi.
- Oui évidemment, as-tu déjà vu une femme devenir commerçante ? répondit-il en fronçant les sourcils, surpris qu’elle lance le sujet. Personne ne l’accepterait !
-Mais Jeanne est bien commerçante elle ! rétorqua sa fille en se levant d’un bon. Pourquoi d’autres femmes ne pourraient pas faire la même chose ?
-Assieds-toi s’il te plait, lui ordonna son père.
Mais voyant qu’elle n’en fit rien, il décida de continuer.
-Jeanne est un cas très spécial, elle ne doit son commerce qu’à son défunt mari, pour qui elle n’a même pas réussit à garder tous les clients qu’il avait parce qu’elle est une femme ! Peu de personnes veulent bien confier leurs marchandises à une femme. Je ne veux pas que tu deviennes comme elle, méprisée des autres. Alors laisse-la en dehors de ça !
-Non, répondit Marie sur un ton qui, sans le vouloir, était très autoritaire. Elle s’engagea pourtant à poursuivre. Je ne veux pas avoir l’avenir auquel tu me prépares. Je veux être comme Jeanne ! Je veux devenir commerçante ! Avoir mon navire ! Et mon équipage !
Lorsqu’elle quitta la pièce, son père lui dit une dernière phrase, lui mettant une larme au coin de l’œil.
-Tu n’y arriveras pas Marie. Vouloir quelque chose ne veut pas dire qu’on l’aura.
Marie sortit de la pièce en pleurant toutes les larmes de son corps. Comment son père avait pu dire quelque chose de si horrible ? Elle alla sur le pont et retrouva Jeanne qui partait sur son propre bateau.
-Je peux partir avec vous ? Je ne supporterais pas de rester avec mon père.
-Pourquoi as-tu changé d’avis ? ,s’enquit la capitaine, surprise de retrouver Marie essoufflée.
-Je n’en peux plus d’être traitée comme un objet parce que je suis une femme. Vous, au moins, vous me comprenez. Alors m’autorisez-vous à vous accompagner sur votre bateau ?
-Bien sûr, mais j’espère que tu as pris conscience que ce choix va tout changer et que tu ne l’as pas pris à la légère, sur un coup de tête.
La jeune fille, nageant dans la joie, monta en courant sur le navire de la capitaine. Il était plus petit que celui de son père mais Marie trouvait l’atmosphère plus fraiche, plus rassurante. Jeanne lui montra un nouvel espace faisant office de chambre et lui dit qu’elle devait se dépêcher à retravailler au niveau de la construction.
Les années passèrent. La capitaine de l’excursion apprit à l’adolescente à faire des nœuds, se repérer grâce aux étoiles, diriger le gouvernail, mais surtout elle apprit tout ce qu’il fallait savoir sur le commerce. Jeanne, qui se faisait de plus en plus vieille, lui demandait de plus en plus fréquemment de s’occuper des échanges à sa place.
Depuis que Marie avait quitté sa famille, Jeanne s’était montrée très gentille auprès d’elle. Elle lui répétait souvent « Tu es si courageuse pour ton âge, tu vas accomplir de grandes choses. » Elle se comportait comme la mère que Marie n’avait pas eue.
Malheureusement, alors que l’apprentie n’avait que 21 ans, Jeanne tomba très malade et mourut quelques semaines plus tard. Sur son testament, elle légua tout son héritage à Marie : son bateau, sa marchandise et tout son commerce.
Marie était désespérée. Comment elle, qui était si jeune, pouvait-elle avoir le courage de continuer ce que sa mère d’adoption avait entrepris ? Elle ne trouva pas de réponse jusqu’à ce qu’elle se rappelle une phrase que Jeanne lui avait dit lors de leur première rencontre : « Mon mari m’a donné son bateau et son commerce alors j’ai décidé de reprendre son métier pour honorer sa mémoire ».
Marie comprit qu’elle devait faire de même et à partir de ce jour-là, reprit le commerce de Jeanne. Lors de ses premiers voyages, elle réalisa que son père n’avait pas tort lorsqu’il lui avait dit que personne ne voudrait d’une femme pour commerçante. Elle n’avait pas pu garder tous les clients de Jeanne parce qu’ils continuaient leurs affaires avec elle uniquement parce que c’était la volonté de son mari. Et que maintenant qu’elle était morte, ils ne voyaient aucune raison de continuer avec une femme. Si jeune en plus. Elle perdit de nombreux clients mais, devant cette complication, trouva un subterfuge. Elle se coupa les cheveux et s’habilla comme un homme, se faisant passer pour un des leurs. Elle n’eut alors d’autre choix que d’admettre que son père avait eu raison. Personne ne la regardait avec le mépris qu’ils avaient eu autrefois, qui se voyait dans leurs yeux. Elle trouva du jour au lendemain bien plus de clients et de nombreuses opportunités.
Dans ces conditions, elle continua son chemin et eut une bonne réputation. Mais tout bascula le jour où, alors qu’elle se trouvait sur la côte africaine, elle reconnut le black poker. Son instinct lui dit de ne pas y aller mais, obnubilée par cette voix qui lui répétait sans cesse « prouve à ton père qu’il se trompait », elle décida d’y aller.
Lorsqu’elle monta sur le black poker, son frère la vit, et il fut dans tous ses états. Il se rapprocha d’elle et la prit dans ses bras. Marie ne sut que dire, elle ne s’attendait pas à cet accueil et encore moins venant de son ainé qui l’avait toujours méprisée.
Son frère alla dans l’ancien bureau de son père, le bureau avait beaucoup changé depuis. Puis après avoir pris un verre de vin, il lui expliqua ce qui s’était passé pendant son absence.
Apparemment, la nuit où sa petite sœur était partie, son père avait cru qu’elle s’était juste enfermée dans sa chambre et ne découvrit que le lendemain matin ce qui était arrivé. Il alla à la première côte qu’ils trouvèrent. Puis là-bas, il acheta un deuxième bateau, le « conquérant ». Il dit alors à Charles de continuer son commerce en attendant son retour et qu’il lui donnait le titre provisoirement de capitaine du « black poker ». Sur ce, il s’en alla vers l’ouest avec son nouveau navire. Pendant des semaines, il essaya de retrouver sa fille mais, lors d’une tempête imprévue qui s’était produite à un mile d’ici, il mourut dans son bateau qui avait chaviré.
C’était pour cette raison que son frère se trouvait ici. Il voulait retrouver l’épave du « conquérant », l’épave de son père.
Sa sœur fondit en larmes. Depuis qu’elle était montée sur le bateau de Jeanne, jamais elle n’avait pensé aux répercutions de son choix sur sa famille. Elle se sentit très mal mais son frère la consola. Il lui demanda si elle voulait bien l’accompagner sur le lieu où leur père était mort et Marie accepta sans aucune hésitation.
Une heure plus tard, ils hâtèrent les préparatifs et partirent en barque à l’endroit où son père était mort. Lorsqu’ils arrivèrent au lieu indiqué, Charles s’arrêta et se tourna vers sa sœur. Son expression changea d’un coup. Son visage n’exprimait plus la peine qu’on pouvait y lire juste avant, là il représentait… la haine. Beaucoup de haine.
-Voilà. Sous nous se trouve le corps de notre père parce que tu as été trop égoïste pour vivre comme tout le monde. Il est mort par ta faute. Maintenant tu vas le rejoindre pour te faire pardonner de tes péchés.
A la fin de sa phrase, il poussa sa sœur par-dessus la barque et rama dans la direction de son navire.
Marie savait que c’était fini, elle savait qu’elle avait peu de résistance en natation contre les courants de l’océan. Elle prit alors une grande inspiration et décida de se laisser prendre par le courant. Une fois la tête sous l’eau, elle patienta, lorsqu’elle sentit qu’elle n’avait plus d’air dans les poumons, elle ouvrit ses paupières et malgré le picotement de ses yeux, aperçut l’épave de son père, juste sous elle. Laissant la mer l’accueillir dans ses profondeurs, elle referma les yeux et attendit la mort…