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CONCOURS DE NOUVELLES DU CERCLE DE LAMER
DE
LORIENT - BRETAGNE SUD

TEXTES PRIMES AU CONCOURS 2022

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Christiane BROCHE

LA BARRE A ROUE

 

Il faut que je vous dise. Je m'appelle Loïc Le Clec'h. J' aime mon nom. Il « sonne » breton. Et je suis breton. Et fier de l'être. Comme tous les bretons, j'aime la mer. Mais moi, j'ai une raison particulière de l'aimer. Parce qu'elle a été au centre de ma vie, ma vie professionnelle. Parce que j'étais pêcheur, et pas n'importe quel pêcheur, non, pêcheur de morue à Terre-Neuve.  Un Terre-neuvas, quoi.

 

Mais là, comme vous savez que la pêche à la morue c'est de l'histoire ancienne, vous avez compris que je suis vieux. Très vieux même. J'ai presque 100 ans.

Un beau jour,  - enfin, non, pas un beau jour - les enfants m'ont dit : « Papa, tu ne peux pas rester tout seul, il faut vendre la maison ».

 

Je n'ai rien dit. A quoi bon ? Ils ont raison, je suis vieux maintenant, et je ne déciderai plus de ce qui est bien pour moi, les autres le feront à ma place.

 

Maison vendue, maison vidée, vidée de tout, meubles et souvenirs. Souvenirs et reliques. Reliques, symboles. Symboles de toute une vie, ma vie de Terre-neuvas.

 

Cette barre à roue surtout, que j'avais eu la chance de pouvoir récupérer à la destruction de mon bateau.

 

Mon bateau, c'était le Saint Laurent. Un trois-mâts terre-neuvier. Pas le plus grand, non. Pas le plus beau, non plus. Mais c'était le mien. J'y pense souvent à cette dure vie à bord,  en permanence dans le froid, l'humidité, le brouillard. Mais comme on était forts, solidaires, courageux, et libres. Libres.

Je vais vous dire comment c'était. Vous voulez bien ? Ça me fait du bien d' en parler.

 

Notre boulot, c'était d'abord hors du bateau.

Parce que la morue n'était pas pêchée depuis le navire, mais au moyen de lignes de fond qui étaient posées par de petites embarcations appelées « doris ». Nous, on en avait pas loin d'une douzaine à bord. Presque cinq mètres de long sur pas loin de deux de large,  mais capables de supporter plus d' une tonne et demie !!

 

Avec les doris, on mouillait ces lignes de fond - des «cordes» - tout autour du bateau, en étoile. Et chacune pouvait faire jusqu'à trois kilomètres et plus de longueur et porter …... Tenez-vous bien !  jusqu'à mille huit cents hameçons !! 

 

A chaque extrémité de la corde, il y avait une bouée surmontée d'une perche avec un chiffon de couleur. Et la bouée la plus proche du bord se situait à cinq cent mètres du bateau, et la plus éloignée à plus de quatre kilomètres.

 

Et ça, deux cents jours par an. Deux cents jours par an, à lutter contre la mer, contre la glace, la neige, le vent, le moral. Deux cents jours par an, à cinq mille kilomètres du pays breton.

Et à bord, alors, me direz-vous ? Il en fallait quand même à bord pour remonter le poisson, non ?

 

Bien sûr ! En effet, la tâche ne s'arrêtait pas là.  Parce qu' après il fallait la préparer cette morue, avant de la saler. 

 

Il faut que je vous dise d'abord, qu' à l'époque, grâce à la religion catholique qui imposait de manger maigre le vendredi, la morue salée était devenue un aliment incontournable partout. Pourquoi ? Mais parce qu’elle présentait l'avantage de se conserver indéfiniment , et qu'il n'y avait encore les frigos,  pardi !

 

Et là aussi, c'était sacrément dur, comme boulot. Je vais vous dire. Vous voulez bien?

 

Donc à peine jeté sur le pont du navire, le poisson était d'abord vidé, le foie était récupéré pour en extraire l'huile. Puis la tête était coupée et nous les marins, on en gardait les joues qu’on consommait à bord ou qu'on salait pour en ramener à la maison . Le corps du poisson était ensuite tranché, et les mousses lavaient les chairs à l'eau de mer pour les débarrasser de la moindre trace de sang. Enfin, les filets de morue étaient passés au saleur. Lui était chargé d'entasser le poisson dans la cale, entre des couches de sel dosées avec précision. Et attention !!S'il ne mettait pas assez de sel , le poisson pourrissait. S'il y en avait trop, la morue se desséchait et perdait du poids en même temps que de sa valeur marchande.

 

Mais je m'emballe, je m'emballe, je parle, je parle ….  

Je vais m'arrêter là.

 

Oui, je vais m'arrêter là. Là, c'est ma dernière escale. L'ultime. Celle dont je ne repartirai pas.

 

 La maison de retraite. L'Ehpad, comme ils disent.

 

Là,  j'ai pu amener quelques objets personnels. « Ne vous chargez pas trop » a dit la dame, « des photos,  des cadres, des lettres, des livres, des menus objets aussi ».

 

« Menus », qu'elle a dit.

 

Il n'était pas menu, l' objet que j'aurai aimé amené.  Imposant plutôt. Près d' un mètre vingt d'envergure, et lourd en plus, tout en bois, au moins cinquante kilos.

 

Une barre à roue. Celle de mon bateau.  Le Saint Laurent. 

 

Ça faisait un sacré bout de temps qu' elle me tenait compagnie, appuyée contre un des murs du salon. C'était pour moi comme un vieux pote, à qui tu peux dire à quoi tu penses, ce qui te tourmente, et qui te comprend, en silence. A qui tu peux rappeler des souvenirs aussi, quand ça remonte,  du genre « Tu te souviens quand ça roulait bord sur bord ? Comme c'était exténuant ?  Comme il fallait s'accrocher , qu'on n'arrivait même plus à travailler. Et le gréement, et la voilure, comme ils souffraient ?»

 

Bref, ça été un crève-cœur de m'en séparer.  Mais je n'ai pas eu le choix.

 

C'est mon fils ainé qui l'a récupérée. « On va la vendre, m'a-t-il. Tu vas voir, papa, on va en tirer un bon prix. C'est très recherché ces objets, les antiquités marines sont à la mode, et ta barre à roue est très belle. Je m'en occupe. »

 

Je n'ai rien dit. Rien. A quoi bon ? Je suis vieux, et maintenant, je ne décide plus de ce qui est bien pour moi, les autres le font à ma place.

 

D'abord,   il a téléphoné à un hôtelier de Roscoff, où il avait passé quelques jours de vacances avec sa femme. « Tu sais, Papa, tout l'hôtel est décoré avec des objets marins (sextants, plaques de cuivre, baromètres, etc.)  et chaque chambre porte le nom d'un marin connu (Surcouf, Cartier, Colomb, ...)  La propriétaire est intéressée,  elle réfléchit, savoir où la mettre. »

 

Je n'ai rien dit. Rien. A quoi bon ?  Je suis vieux, et maintenant, je ne décide plus de ce qui est bien pour moi, les autres le font à ma place.

 

Une autre fois, il m'a dit,  « Tu sais ta barre à roue, j'ai envoyé des photos et un descriptif aux antiquaires de Lorient. Il y en a plusieurs qui font dans les antiquités marines. Tous dans le centre-ville, pas loin du port de plaisance. Ils me tiennent au courant parce que tu sais, a-t-il rajouté, les gens peuvent la transformer en table de salon, par exemple, il suffit d'y mettre une plaque de verre. D'ailleurs j'ai vu la même dans la salle d'attente du notaire place Jules Ferry, c'est très chouette »

 

Je n'ai rien dit. Rien. A quoi bon ? Je suis vieux, et maintenant, je ne décide plus de ce qui est bien pour moi, les autres le font à ma place.

 

Une autre fois, il m'a dit ; « Papa, tu sais ta barre à roue, pour élargir nos chances de vente, je l'ai aussi mise sur le Bon Coin. C'est un site de vente en ligne d'objets d'occasion entre particuliers. Ça marche super bien. » 

 

Moi, je ne connaissais pas, et je m'en foutais en plus.  Mais ça, je ne l'ai pas dit.

 

Il a rajouté : « Tu n'en reviendrais pas du nombre d'appels que j'ai reçus. Mais je ne veux pas céder sur le prix, ils marchandent trop. On n'est pas pressés. »

 

Je n'ai rien dit. Rien. A quoi bon ? Je suis vieux, et maintenant, je ne décide plus de ce qui est bien pour moi, les autres le font à ma place.

 

Et puis encore autre jour où il venait me voir, il avait l'air heureux, satisfait même, il m'a tendu une enveloppe, il m'a dit, « tiens c'est pour toi, c'est pour ta barre à roue, tu vas être content. »

 

J'ai pris l'enveloppe entre mes doigts ridés,  tremblants, tordus d' arthrose, et je l'ai tournée et retournée, lentement, en silence. Cela ne semblait pas très épais. Un chèque ? Des billets ?

Peu importe, je les lui laisserai ces sous à mon fils, je n'en veux pas.

 

Comme d'habitude, je n'ai rien dit. Rien. A quoi bon ?  Je suis vieux, et maintenant, je ne décide plus de ce qui est bien pour moi, les autres le font à ma place.

 

« Alors, Papa, tu te décides ? » s'est-il impatienté.

 

J'ai ouvert l'enveloppe. Pas d'argent, pas de chèque. Non, juste une photo. Elle représentait une plaque en cuivre au pied d'une barre à roue. On pouvait y lire :

Musée des Thoniers d' ETEL

Don de Monsieur Loïc Le Clech

Ancien Terre-neuvas à bord du Saint Laurent

Informations relevées dans  « Grands Voiliers « éditions du Télégramme – p 108

Les Grands Voiliers – Éditions du Télégramme – p 117

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Marie MEYEL

Escales Atlantiques

 

Dans la poche de mon veston, j’ai soigneusement rangé la lettre de mon cousin Joseph reçue six mois auparavant. Longtemps, j’ai repoussé ses idées, mais sa dernière lettre m’avait enfin convaincue. Je ne trouvais plus d'arguments à lui opposer. L’Argentine manquait cruellement de main d’œuvre et l’Aveyron se mourait. De mauvaises récoltes avaient amené la famine chez nous et beaucoup d’Aveyronnais s’étaient déjà exilés comme mon cousin. Avec mon épouse Eugénie et ma fille Marguerite, je m’apprêtais à suivre ses traces. D’autres membres de ma famille et des habitants du village seraient aussi du voyage.

Nous avions vendu ou donné tout ce que nous ne pouvions emporter, le reste avait été rangé dans des malles. Un matin de septembre, notre convoi, composé de trente personnes quitta Garsac pour rejoindre la ville de Bordeaux, le port d’attache du Charente.

En attendant l’appareillage, nous séjournions dans une pension de famille recommandée par des amis de mon cousin qui venaient de traverser l'Atlantique. Dans sa lettre, Joseph m’avait, en effet, donné toutes les instructions utiles pour nous faciliter le voyage. Nous étions entassés comme du bétail et notre logeuse était peu sympathique. Mais les prix qu’elle pratiquait étaient dérisoires et nous ne pouvions nous plaindre de notre sort. Nos bourses étaient peu garnies et nous aurions besoin de ce maigre pécule pour nous installer dans notre nouveau pays.

Non contente de nous héberger misérablement, elle prenait plaisir à nous raconter des histoires atroces de naufrages. Elle nous narra la tragédie de l’Utopia avec un ton si dramatique que beaucoup ne purent contenir leurs larmes. Ce paquebot conduisait des émigrés italiens à New York et avait fait naufrage à Gibraltar en février. Elle déploya les articles de journaux qu’elle avait soigneusement découpés. Sur les 880 passagers et marins montés à bord, 562 disparurent. De nombreux corps ne furent pas retrouvés.

Elle ajoutait des détails poignants à son récit afin de nous toucher au plus profond de nos âmes. Elle nous montra une photo d’un enfant rescapé qui, elle l’affirmait, ressemblait comme deux gouttes d’eau à un enfant d’une famille qui avait logé dans sa pension pas plus tard que le mois dernier. Elle se délectait de nous décrire cet enfant si mignon avec ses jolies boucles brunes et nous exhibait sans pudeur son portrait paru dans le journal. Toute sa famille avait péri. De ses parents et ses six frères et sœurs, il était le seul survivant. Elle nous parla ensuite de deux jeunes gens éperdument amoureux qui venaient de se marier pour pouvoir émigrer aux Etats-Unis. Ils nourrissaient des projets qui ne se concrétiseraient jamais. Elle évoqua aussi une jolie jeune fille qui voyageait avec sa tante. Elle était orpheline de mère. Son père et ses deux frères l’attendaient à New York après deux ans de séparation. Ils ne la revirent jamais, seule la tante survécut. Les journalistes avaient enquêté pour interroger les proches de ces malheureux et les faire témoigner afin d’apitoyer leurs lecteurs.

Alors que notre logeuse s’animait de plus en plus, femmes, enfants et hommes prenaient peur. Avant même d’entendre ses histoires morbides, nous redoutions déjà l’avenir inconnu qui nous attendait de l’autre côté de l’Atlantique. A cela s’ajoutait une crainte irraisonnée du voyage liée à la découverte de la mer que nous découvrions pour la première fois. Cette femme, sinistre, alimentait sadiquement nos frayeurs par ses récits. Elle nous terrorisait.

Les hommes, comme le leur dictait leur devoir, tentaient d’apaiser les angoisses de leurs épouses et de leur progéniture, mais ils n’étaient guère plus rassurés. Moi-même, je peinais à calmer les miens.

  • Eugénie, ne t’inquiète pas. Les naufrages sont rares.

  • Mais, ils existent, tu ne peux pas le nier.

  • Le est un puissant paquebot, le capitaine a l’habitude de faire ce trajet, tout va aller pour le mieux.

  • J’aimerais tant te croire, Auguste, mais l’ était aussi un paquebot puissant avec un capitaine expérimenté. Il n’en était pas à son premier voyage.

  • Des centaines et des centaines de bateaux sont arrivés à bon port. Tu verras, il en sera de même pour le .

***

Au petit matin, deux jours après notre arrivée à Bordeaux, le Charente appareilla pour sa grande traversée de l’Atlantique qui devait durer trois semaines.

Le terminus de notre voyage était Pigüe, une ville argentine fondée par un Aveyronnais en 1884, Clément Cabanettes. Il avait acquis des terres et fait venir une quarantaine de familles rouergates originaires d’Espalion et de ses environs. D’autres avaient suivi et s’y étaient établis. Mon cousin s'était exilé quatre ans auparavant. Il avait épousé une Aveyronnaise arrivée avec ses parents lors de la première émigration et était déjà père de deux enfants. Joseph m’avait écrit de nombreuses lettres, me dressant un tableau non pas idyllique de l’Argentine, mais tout au moins encourageant. Chaque fois, il m’exhortait à le rejoindre. Sa dernière lettre avait terrassé mes ultimes hésitations, l’avenir en Aveyron m’était apparu si sombre que je ne reculais plus à l’idée d’embarquer ma famille dans cette aventure remplie d’espérance. Le travail serait rude aussi, mais plus fructueux. Je pourrai faire vivre les miens.

Outre ma femme et ma fille, je partais en compagnie de ma sœur, de son mari et de leurs quatre enfants ainsi que de mon frère cadet. Restait à Garsac mon frère aîné, célibataire, qui prendrait soin de nos parents. Des habitants du village s’étaient joints à nous, parce qu’ils n’avaient plus rien à perdre. La crise du phylloxéra dévastait les vignes depuis plusieurs saisons, la terre était mauvaise pour les récoltes, la sécheresse faisait des ravages dans nos pâturages, nos bêtes ne pouvaient se nourrir correctement et le fourrage manquait l’hiver venu.

***

Dakar était notre dernière escale avant la grande traversée de l’Atlantique. Comme lors des escales précédentes, Porto et Lisbonne, l’agitation régnait sur le port. Des passagers descendaient avec tous leurs bagages, d’autres montaient à bord tandis que des marchandises étaient déchargées, remplacées aussitôt par d’autres cargaisons.

Accroché au bastingage, j’observais les mouvements incessants qui me captivaient. Mon œil s’attacha à une famille dont le voyage s’arrêtait à l’évidence à Dakar. Un homme en costume clair, casque colonial sur la tête pour se protéger de l’ardent soleil africain, donnait des ordres pour que ses valises et malles soient correctement arrimées sur une carriole brinquebalante tirée par deux mulets. A sa suite, sa femme, élégamment vêtue d’une robe en taffetas vert bouteille portait un chapeau dont la taille me parut démesurée. Une ombrelle en dentelle complétait sa mise et devait l’isoler totalement des rayons du soleil. Deux fillettes, pareillement habillées, se tenaient la main, elles semblaient à la fois fascinées et apeurées par le nouveau pays qui les accueillait. Leurs malles furent enfin toutes chargées sur la carriole et la famille s’engouffra dans un cabriolet tiré par deux chevaux efflanqués. L’équipage se mit en route et, bientôt, il disparut à l'horizon.

Je m’attardai alors sur les groupes demeurant sur le quai. De pauvres gens semblaient ne savoir où aller et comment transporter leurs effets tandis que les plus riches avaient déjà quitté le lieu pour rejoindre leurs jolies villas.

Alors que mon œil se dirigeait vers les dockers qui chargeaient les marchandises, ma fille me tira par la manche.

  • Papa, papa, on part quand ?

  • Demain matin, Marguerite. Je te sens bien impatiente.

  • J’ai hâte de traverser le grand océan.

  • Profite, regarde l'animation sur le quai. Bientôt, et pour plusieurs jours, tu ne verras que de l’eau à perte de vue.

Agitée, elle se lassa assez rapidement du spectacle et ne resta que quelques instants avec moi. Elle alla rejoindre mon épouse qui se reposait dans le dortoir. Eugénie, enceinte, avait beaucoup souffert du mal de mer depuis notre départ de Bordeaux, quelques jours plus tôt. Pourtant, l'Océan s’était calme et le paquebot avait été peu malmené. Qu’en serait-il lorsqu’il s’élancerait vers l’Amérique ? Eugénie l’appréhendait avec anxiété.

***

Quelques jours plus tard, alors que j’étais allongé dans ma couchette, peinant à trouver le sommeil au milieu d’une mer démontée, mes yeux se mouillèrent. Mes pensées s’étaient dirigées vers mes parents restés à Garsac. Longtemps, j’avais refusé les avances de mon cousin redoutant d’abandonner ma mère et mon père. Pourtant mon père m’exhortait à quitter notre terre stérile, notre Aveyron où nos ancêtres étaient nés, pour une vie qui ne pouvait qu’être meilleure.

Lors de nos adieux, mon père tremblait en nous serrant tous dans ses bras. Ma mère s’agrippait à lui, prête à défaillir et laissait couler ses larmes qu’elle ne tentait même pas de contenir. Ils étaient à la fois heureux de notre départ puisqu’aucun avenir n’était possible sur nos territoires aveyronnais, et tristes à la pensée que c’était la dernière fois qu’ils nous voyaient. Ils perdaient deux de leurs fils, leur fille, leur belle-fille, leur beau-fils et leurs cinq petits-enfants. Sans compter le bébé à naître. De leurs quatre enfants, seul l’aîné, Rodolphe, demeurerait avec eux. Mon épouse dont les parents étaient morts, était très attachée aux miens. Elle avait brodé des mouchoirs avec leurs prénoms, Léonie et Auguste, en guise de souvenir.

Je partageais leur désarroi, mais je me devais de penser d’abord à ma fille et mon futur enfant. Marguerite s’était soudain élancée dans les bras de ses grands-parents. Et l’émotion que j’arrivais encore à contenir s’échappa en chaudes larmes. Je pleurais longtemps dans les bras de ma mère que j'avais rejointe avant qu’elle me donne l’absolution par ses paroles courageuses :

  • Va, mon fils ! Pars et sois heureux. Je te confie ta sœur et ton frère. Tu m'offres espoir et foi en l’avenir pour notre famille, pour mes petits-enfants.

Il était dur de se quitter en sachant que plus jamais nous ne nous reverrions.

***

Parvenus de l’autre côté de l’Atlantique, nous assistions à une succession d'escales avant d'arriver à destination. Salvador de Bahia, Rio de Janeiro, Santos et enfin Montevideo, notre dernière escale avant l’entrée à Buenos Aires par le port de la Plata. Nous avions survécu à la traversée de l’Atlantique, le Charente n’avait pas fait naufrage malgré les récits funestes de notre logeuse bordelaise. Nous avions connu des moments difficiles où la mer déchaînée par le mauvais temps nous obligeait à nous réfugier pendant des heures et des heures dans nos dortoirs. Eugénie avait beaucoup souffert. Et puis un matin, elle s’était sentie mieux. Sa tempête intérieure s’était calmée en même temps que les éléments. Son ventre avait grossi durant nos trois semaines de traversée. Certains lui prédisaient une fille, d’autres, un garçon. Peu importe, le bébé naîtrait en Argentine, loin de notre terre aveyronnaise et son avenir serait meilleur, j’en étais persuadé.

***

Je suis argentin. Je vis à Pigüe. Ceci est une partie du récit de mon grand-père écrit en 1891. Ma mère s’appelait Marguerite. Enfant, elle a fait le voyage depuis l’Aveyron avec ses parents. Son frère et sa sœur, des jumeaux, sont nés à Pigüe, peu de temps après l’arrivée de la famille.

Dans notre ville, on apprend toujours le français à l’école, mais au quotidien, on parle l’espagnol. Je suis grand-père à mon tour et fier que mon petit-fils porte le prénom de mon arrière-grand-père resté en France, Augusto.

 

« Léa, au cas où »

 

- Allez-y ! Entrez ! Entrez !

- Vous êtes sûr ?

- Mais puisque je vous le dis !

Je n’avais pas tant posé la question par politesse que par espoir qu’il dise non et me rejoigne.

Il régnait un tel capharnaüm sur le pont de la péniche, des pots de fleurs sans fleur, trois ou quatre carcasses de vélo, des engrenages aux motifs baroques et mystérieux, que je m’attendais à encore plus grave à l’intérieur. Pire que tout, j’avais peur de l’odeur, moisi ou graillon, je ne savais pas trop. Je n’aime pas entrer chez les gens, c’est parfois embêtant pour mon travail de journaliste.

« On n’a plus rien en stock, t’as quoi comme idée pour le journal de demain ? », m’avait demandé la cheffe il y a trois quarts d’heure. J’avais balbutié, prise à froid, sans café, le ventre encore vide et les idées embrumées. Je suis pas du matin, moi, pas comme elle. Je m’étais rappelée le bateau amarré au quai Sainte-Catherine, aperçu la veille pendant ma séance hebdomadaire de course à pied, le vrac à la vue de tous, le drôle de bonhomme qui m’avait scrutée au passage, accoudé à sa rambarde, le sourire en coin, le regard perçant, la soixantaine athlétique. « La vie dans un bateau au port ? », j’ai hasardé. « Il y a l’air d’y avoir un drôle de bonhomme là-bas, un marin pas comme les autres. » La cheffe avait réfléchi quelques instants, soupesant le pour et le contre.

« Bah, pourquoi pas ? Déjà vu, mais c’était l’année dernière. Ok, Léa. Fonce. » J’avais foncé, mais pas sans avoir pris un café. Je n’allais pas affronter ce capitaine d’eau douce le ventre vide.

 

- Alors, vous venez ?!

- Vous êtes sûr que je ne dérange pas.

- Mais non, ça me fait plaisir, de la visite. De la jeunesse en plus ! êtes journaliste vous avez dit?

- Oui, à Républicain.

- Je connais pas. Je lis plus les journaux. La radio, ça me suffit.

Je descends des marches raides comme un verre de rhum des Caraïbes avalé au comptoir du bar, un soir de déprime. Le monde où je pénètre n’a rien à voir avec le pont. Tout est rangé au cordeau. Au fur et à mesure que je m’approche, le vieux filou - il a un regard malicieux comme c’est pas permis, rien de graveleux, mais attentif, prêt à vous « piquer » - recule vers le milieu de ce salon, on ne peut pas l’appeler autrement. Une banquette moelleuse court le long du mur (on appelle comment un mur dans un bateau ?), autour d’une table. A ma gauche, il y a une petite kitchenette, d’une propreté méticuleuse. Une porte au fond semble donner sur une chambre. Quelques rayonnages supportent des livres rangés avec soin.

   - Vous ne vous attendiez pas à ça ?

Sa question me surprend. Ce mec est télépathe.

   - Je dois avouer que non. Il y a un tel bric-à-brac au-dessus qu’ici, ça paraît un autre monde.

    - Vous avez déjà vécu dans un bateau ? Dans un port en ville ?

    - Non

 

On vous vole tout. Un rien et ça attire les curieux. Il y a les personnes ivres, les malfaisants, les inconscients, vous n’imaginez pas. Alors je fous le bordel, pour effrayer. Ce sont mes épouvantails. Des bateaux dans une ville, vous savez, cela crée une sorte de fascination, plus forte encore qu’au bord de la mer.

   - Une sorte de morceau d'océan venu à la rencontre de nous autres, pauvres citadins privés de plage. Comment pourrions-nous résister à la tentation de rêver ?

Il a un bref sourire. Bon, le bonhomme a de l’esprit et sait apprécier la répartie. Va pas falloir louvoyer, ma Léa, cap direct sur le but. Il me fait signe de m’asseoir. La banquette est confortable. Il prend place sur un fauteuil.

   - J’ai vu votre bateau…

   - Une vedette.

   - Pardon ?

   - C’est une vedette hollandaise. Juste pour que vous sachiez. Mais je vous prie de m’excuser, je vous ai interrompue. J’ai la manie du détail.

   - Tant que vous avez pas le détail de toutes les manies… J’ai vu votre vedette, l’autre jour, et je me suis dit que ça ferait un sujet de reportage pour mon journal. Je ne vous cache pas que vous avez une tête qui impressionne, peut-être que, dedans, il y a des histoires intéressantes.

Il me fixe et je ne sais pas s’il va me chasser ou se moquer de moi. Il se lève avec un

« hmpf », une forme d’expiration à la fois exaspérée et résignée.

   - Vous prenez un café ?

La question me surprend, à nouveau. Il a le chic pour me déstabiliser.

   - A… plaisir. Je n’ai pas encore atteint la dose vitale qui me permet de survivre correctement.

   - J’en connais un autre comme ça, je comprends très bien. Fort, alors?

   - Bien Et sans sucre.

De nouveau ce bref sourire, amusé et compatissant. Il se rend dans la kitchenette et prépare une cafetière italienne, en chantonnant. Je continue de regarder autour de moi. Par les fenêtres, je vois le quai, des cyclistes et des mères de famille qui passent, seul s’aperçoit le haut des corps, les arbres en arrière-plan. L’odeur de boiseries sature l’air, un bois entretenu. Le chuintement du café qui passe dans l’italienne me tire de ma rêverie.

   - J’ai vu sur l’arrière…

   - La poupe.

Il a dit ça tranquillement, sans s’énerver.

   - Oui, la poupe, que votre bateau était immatriculé à C’est là, d’où vous venez?

   - Non, c’est là d’où vient cette vedette. Moi, j’arrive de Dunkerque.

   - On peut venir de Dunkerque jusqu’à Nancy par les canaux?

   - Bien sûr, il faut juste avoir un peu de temps devant soi. Pour ma part, il me reste toute la vie.

   - Je n’en ai pas autant à vous consacrer, mais j’aimerais bien écouter votre histoire.

 

On ne devrait pas demander à un marin de raconter sa vie sans avoir bloqué sa journée. J’avais estimé pouvoir passer une partie de la matinée avec lui afin de rentrer livrer un article parfait pour satisfaire les envies de la cheffe, avant d’aller au tribunal l’après-midi pour la chronique judiciaire. C’est en catastrophe que j’ai dû abréger son récit, en voyant l’heure - j’avais tout juste le temps de m’acheter un sandwich avant de me rendre à l’audience de la chambre correctionnelle. J’ai attrapé mon ordinateur au vol, pour commencer à écrire dans les temps morts des procès qui se succèdent, les trafics de stups, les violences volontaires pour des motifs futiles ou les cambrioleurs pas fichus de réaliser un casse sans laisser leurs empreintes quelque part.

Je n’étais pas là, dans la salle d’audience, j’étais emportée par les grandes tempêtes qu’Herbert Wurtzwiller, c’était son nom, avait affrontée en mer de Chine, avec des vagues qui menaçaient les conteneurs mal attachés sur le pont du cargo qu’il dirigeait. « Je voyais bien parfois qu’il en manquait à l’arrivée. Je m’en fichais des engueulades, l’assurance paye pour ça. Mais je pensais à ces voiliers qui risquaient de couler à cause d’un container entre deux eaux », racontait-il. Il avait beaucoup ri aussi, par exemple quand une péniche devant son « Bretzel », le nom de sa vedette (il ne l’avait pas choisi, mais il ne l’avait pas changé), avait dû être dépannée en urgence après avoir heurté au fond du canal… une voiture. Cela avait bloqué la circulation fluviale pendant deux jours. « Je le voyais comme une vengeance tardive pour tout ce qui avait dû passer par dessus bord du cargo pendant mes années de service. »

Alors que les avocats allongeaient les débats à force de plaidoiries sans souffle, le vent dans le golfe d’Aden courait sur ma nuque, « avec la chaleur intense, qu’on se dit que c’est pas possible, qu’on va fondre en sueur, que ça ne se peut pas de respirer l’humidité à plein poumons ». Il y avait aussi ces micmacs pas possible avec les autorités portuaires, ou les grèves de dockers qui bloquaient au port pendant des jours, à se demander quand on pourrait reprendre la mer - et ça, c’est quand on était à quai, ne parlons pas des journées interminables au large, à l’ancre, avec la terre à portée de main. « Heureusement qu’Internet fonctionnait, à la fin, pour passer le temps ! C’était plus dur avant. »

« Un jour, il a fallu descendre à terre pour la dernière fois, m’a confié Herbert - oui, on en était vite arrivé à s’appeler par nos prénoms -. Personne ne m’attendait. » Il n’avait pas voulu construire une vie de famille, par « lâcheté », pour ne pas avoir à laisser la mer « qui est quand même une femme exigeante », pour ne pas se sentir des racines à terre, qui l’aurait obligé, qui l’aurait changé. « J’aimais tellement contempler l’horizon, je ne voyais aucune possibilité d’habiter dans un endroit qui m’aurait autant apporté qu’être en train de naviguer. »

Un drôle de sourire lui était venu à ce moment alors qu’il se rencognait dans son fauteuil, suivi à nouveau de ce « hmpf », que je commençais à bien connaître. Il avait regardé autour de lui, l’air de dire « à un moment, l’horizon finit par se réduire malgré tout, malgré tous nos efforts, et je ne sais pas si c’est bien ».

 

Je regarde la salle d’audience, les magistrats qui s’ennuient, les avocats qui vont et viennent. Cela fait déjà plusieurs années que je fréquente ce monde, avec parfois un sentiment d’à quoi bon qui me saisit, un vague à l’âme qui me tord - et je rêve cet après-midi-là d’autres vagues, qui me bouleverseraient plus et tournebouleraient mes émotions. Le quotidien s’est rappelé à mon bon souvenir : il fallait livrer de quoi nourrir mon Moloch insatiable, l’édition du lendemain du journal. J’ai fermé les écoutilles et j’ai commencé à rédiger mes articles.

 

Les jours se sont succédé, je n’ai pas pris le temps de retourner au port, comme je l’avais promis. Le photographe s’y était rendu, l’après-midi de notre rencontre avec Herbert. L’ancien capitaine avait joué le jeu du marin modèle - et je pouvais presque le voir, sur la photo, pousser un

« hmpf ». Dès que j’ai pu avoir une journée de repos, j’ai foncé au port. Le Bretzel avait « repris la mer », « largué les amarres », « mis les voiles »: comme pour les ruptures amoureuses, les mots ne manquent pas pour parler des bateaux qui partent.

   - Le Bretzel, cela fait longtemps qu’il est parti ?, je demande à l’occupant de la péniche d’à côté, occupé à passer le jet d’eau sur le pont de son navire.

   - Non, juste hier. Vous  êtes Léa ? La journaliste ? Celle qui a fait le portrait d’Herbert dans le journal ?

Décidément, tout le monde a le don de me surprendre sur ces pontons.

   - Oui. Comment le savez-vous?

   - Je posais la question à tout hasard. Bougez pas, je reviens, Herbert a laissé quelque chose pour vous.

Il me remet une lettre, avec juste marqué dessus « Léa, au cas où ». Je murmure un merci un peu étranglé.

   - Pas de quoi, me dit le marinier, avant de retourner à son nettoyage de pont en sifflotant - l’air que j’avais entendu Herbert chantonner en préparant le café…

« Léa, merci pour l’article. Tout le monde m’en a parlé. Je ne sais pas si c’est bien ou pas, mais ça m’a fait une petite célébrité. Je le rajouterai à la liste de ceux que j’ai collectionnés au cours de ma carrière. Nous n’aurons donc pas eu le temps de nous revoir. Mais les canaux ne sont pas l’océan, qui sait si je n’aurais pas à croiser à nouveau dans les parages. Bon vent.

Bien à vous, Herbert »

 

J’ai posé ma démission le lendemain. J’avais un préavis, mais les jours de vacances à prendre m’ont permis de l’écourter. Dans le temps qui m’est resté de boulot, j’ai envoyé le congé de mon appartement, liquidé mes meubles, j’ai acheté un vélo, des sacoches et préparé mon voyage. J’allais me serrer la ceinture, c’était certain, mais je ne voulais plus que le grondement du ressac océanique ne soit que dans mes pensées, et que le vent qui soufflait sur ma nuque, ce soit le khamsin, le sirocco, le levante, enfin un truc qui court sur la mer, pas la clim’ d’une salle d’audience. Il fallait que j’affronte tout « ça », un « ça » que je n’imaginais pas.

 

   - Tu te rends compte que c’est complètement fou ce que tu est en train de faire, m’a dit la cheffe, peu de temps avant que je ferme la porte de l’agence, une dernière fois.

J’ai souri. Je n’ai rien dit d’autre que :

- hmpf

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Jean-Baptiste SIRVENTE

POINT D’ANCRAGE

 

Dario était très amer à l’idée de reprendre la mer.

            Ou plutôt, de devoir rentrer chez lui.

            Il pouvait apercevoir, en contrebas, le cargo qui mouillait dans la rade depuis la veille au soir, ainsi que la ville et son port bourdonnants. L’aurore était blême ; l’eau se confondait à l’horizon avec le ciel laiteux ; l’île et sa silhouette brisée s’arrachaient péniblement à la nuit. Le jeune matelot découvrait avec saisissement des plages de lave pétrifiée, une forêt tropicale lugubre et les pentes stériles de la montagne, ce géant de basalte dont la dernière éruption n’était pas si lointaine. Il goûtait la tranquillité des lieux. L’île était parmi les flots telle une perle de charbon dans son écrin d’azur ; cela lui avait plu immédiatement.

            Il s’agissait du dernier port de relâche avant le continent. Lorsqu’il foulerait à nouveau la terre ferme, il n’aurait pas d’autre perspective, ni d’autre choix, que de retourner auprès de sa fiancée. Cette halte en pleine mer était son ultime étincelle de répit ; que n’eût-elle duré le temps d’une vie !

            Dario rêvait du grand large comme un faisan se rêverait albatros. Il était de ceux chez qui la sottise le dispute à l’esprit, qui sont pleins de principes mais sans aucune conviction, qui ont un peu de cœur, qui cultivent une originalité terriblement banale. Il comptait parmi les désœuvrés, les laissés pour compte, les intempérants, libertaire revendiqué mais surtout libertin patenté, courageux mais pas téméraire selon l’expression consacrée. Il n’était pas à une bravade ou une promesse près. Il était convaincu de ne craindre personne, sinon le spectre du Temps.

            À l’heure du retour, perdu dans ces étendues fuligineuses sous l’œil du volcan, voilà qu’il ressassait. Il repensait à ces années de débrouille dans sa ville côtière natale, quand il pêchait le mérou de jour et chassait la coquette de nuit, quand il brûlait la chandelle par les deux bouts et que les dettes pimentaient son existence. Il se souvenait de sa rencontre avec la délicate Pénélope, fille de bottier ; il l’estimait très peu mais se flattait de la passion qu’elle lui vouait. Il se demanda encore comment il en était venu à sceller cette amourette par des fiançailles, sinon par excès de confort. Certes, il s’était aussitôt engagé dans la marine marchande pour garder ses distances, mais il sentait que cela ne suffirait pas.

            Il considéra avec dépit les hommes qui s’activaient sur les quais aux premières lueurs du jour. Bientôt, on rappellerait l’équipage du cargo. Le jeune matelot se trouvait si loin dans les terres, après des heures d’errance, qu’il était peut-être déjà en retard. Tandis qu’il allongeait le pas, une idée germa dans son crâne enfiévré. Après tout, pourquoi ne pas rester ?

            Cette île n’était pas non plus inhospitalière. On n’y vivait sans doute pas moins bien qu’ailleurs. Dario s’était promené dans le complexe portuaire et dans les faubourgs ; il en avait humé l’exotisme avec le regret de celui qui devra tôt ou tard retrouver la fadeur de son quotidien. Les gens étaient bigarrés, ils parlaient un sabir charmant et produisaient une eau-de-vie revigorante. Leur compagnie lui semblait préférable à celle de ses beaux-parents, qui ne l’appréciaient guère. Ici, Dario n’était qu’un passant anonyme ; mais ouvrir une parenthèse vous condamne-t-il à la refermer ?

            Assurément, ses créanciers le regretteraient. Pénélope aussi, bien sûr. Si la pauvre demoiselle avait la faiblesse de l’aimer, elle était jeune : elle le pleurerait, certes, pour mieux le remplacer. Quant à lui, il lui restait tant de fleurs à butiner.

            Oui, mais, le cargo ? Son emploi ? Au diable la marine marchande ! Nul n’est irremplaçable. Le bateau ne se porterait pas plus mal sans lui.

            Jamais Dario n’avait sérieusement envisagé une solution aussi radicale. Pourtant, devant l’inconnu de ces espaces sauvages et sinistres, à l’ombre de ce colosse au cœur de magma, un désir latent d’évasion le submergeait tout à coup. Finis les compromis ! Fini de ramer à contre-courant.

            Au lieu de redescendre vers la mer, le jeune matelot traversa des champs de terre noire et des forêts malades de la poussière. C’était irréfléchi, et plus fort que lui.

            Bien entendu, son navire partit sans lui dans la matinée. Cette bulle d’air frais serait son nouveau chez-lui.

 

            Parce qu’il ne dérangeait pas vraiment, on le toléra.

            Dario fut gardien de phare, cantinier, charpentier, chaudronnier, soudeur, consignataire dans le port principal, pêcheur de perles, chasseur de baleines, garçon vacher, balayeur, apprenti luthier ou allumeur de réverbères, entre autres. Il dormit à l’auberge, chez l’habitant, dans des granges et à la belle étoile. Il finit par connaître la jungle comme personne, ainsi que les plus belles criques pour s’endormir les pieds dans l’écume.

            Il gravit la montagne à plusieurs reprises. Lorsque revenait la saison des cyclones, il ne se lassait pas de voir le cratère auréolé par la foudre. Le sol trembla un jour, mais jamais le volcan ne se réveilla.

            À chaque fois qu’un cargo de son ancienne compagnie accostait, il trouvait un prétexte pour disparaître pendant vingt-quatre heures.

            Il s’interrogea à plusieurs reprises sur son geste, sans jamais le regretter. Il se demandait comment on avait appréhendé sa disparition sur le continent et au bout de combien de temps on avait fini par l’oublier. Il crut d’abord que le plus dur serait de rester sur cette île ; très vite il comprit que le plus dur serait de repartir. Il estimait être devenu un homme meilleur, et il ne gâcherait pas cette chance.

            Une fois par an, l’anniversaire de son arrivée, Dario repensait aussi à Pénélope, cette brave fille dont il s’était lassé le jour même de leur rencontre ; il lui avait fait le cadeau d’anticiper l’inéluctable désillusion ; c’était moins cruel de partir avant de s’engager davantage. Les femmes d’ici avaient les prunelles fauves, les hanches incendiaires et le verbe haut. Il en rencontra beaucoup, en fréquenta une poignée et n’en combla aucune. Toutefois, sur cette île, la solitude n’avait pas la même saveur.

 

            Un soir, tandis que Dario étanchait sa soif dans sa taverne favorite, il prit un troisième verre. D’ordinaire, il ne s’en accordait que deux, assez pour jouir de la gaieté des lieux et rentrer sans tituber ; il avait appris –difficilement– les vertus de la modération. Ce soir-là, pourtant, son amertume n’avait d’égale que la moiteur de l’air. Il commanda donc une nouvelle liqueur. La soirée se prolongea. Il buvait les dernières gouttes lorsque quelqu’un entra dans l’établissement.

            Vu son accoutrement, cette toute jeune femme arrivait du continent. Elle avait un visage expressif et une démarche assurée. Dario ne l’imaginait pas sur un bateau de pêche ni sur un cargo, mais comment pouvait-elle voyager ainsi seule ? Les convenances avaient-elles à ce point faibli en son absence ?

            La nouvelle venue n’accorda qu’une attention distraite à la décoration et à la musique, car elle semblait scruter chaque visage. Elle vint ensuite s’installer au comptoir, sur le tabouret voisin de Dario. Ce dernier put la détailler à sa guise : elle avait une façon charmante de mordre sa lèvre inférieure et d’écarter ses cheveux de ses yeux ; ses traits n’étaient pas désagréables mais franchement juvéniles. Il l’entendit demander l’eau-de-vie locale.

            « J’espère que cette gnôle vaut son prix ! » lança-t-elle au barman.

            En guise de réponse, l’intéressé lui jeta un sourire poli.

            « Je peux vous déranger quelques instants ? poursuivit-elle.

            - Je travaille, ma petite.

            - Vous êtes natif du coin ? »

            Le barman fronça les sourcils.

            « On peut dire ça. En quoi ça vous concerne ?

            - Pardon. Je cherche quelqu’un et j’ignore par où commencer.

            - Quelqu’un qui ne vous attend pas, j’imagine ? »

            Dario se demanda pourquoi il perdait son temps à écouter la conversation de cette fille, car il avait sommeil et un début de mal de crâne. Il fouilla ses poches pour régler son ardoise.

            « On peut le dire… fit alors l’inconnue. Je suis à la recherche de mon père »

            Elle parlait sans émotion particulière, entre deux gorgées de liqueur. Dario la considéra avec une curiosité croissante.

            « Votre père, hein ? rétorqua le barman. Pourquoi ici ?

            - Parce que c’est ici que sa trace se perd. Il était matelot, et c’est lors d’une escale sur cette île qu’il a disparu ; son bateau est rentré sans lui »

            Dario resta de marbre. Il l’entendit raconter :

            « Ma mère s’était trouvée enceinte de lui un mois après son départ. Ils devaient se marier à son retour… Elle n’a jamais pu lui annoncer la nouvelle. La compagnie ne nous a donné aucune explication. Mon grand-père était soulagé de cette disparition, mais ma mère a été détruite par le déshonneur d’élever un enfant seule et par le chagrin. Elle a toujours refusé de déménager, au cas où mon père rentrerait ; elle scrutait chaque visage dans la rue, elle épluchait les coupures de presse ; tantôt elle le croyait perdu suite à un accident, tantôt elle acceptait qu’il l’eût abandonnée. Aujourd’hui elle est en maison de repos, et ce sont les médicaments qui la maintiennent en vie, pour ainsi dire. J’ai resquillé pour avoir une place sur le premier bateau venu, qui me déposerait sur cette île. Moi, je suis prête à n’importe quelle révélation : je veux juste savoir »

            Quand elle s’interrompit, Dario reprit son souffle avec elle. À mesure qu’elle parlait, il s’était aperçu qu’elle avait une fossette au menton. Comme Pénélope. Et comme tant d’autres personnes, se raisonna-t-il. N’empêche. Une idée folle lui était bien sûr venue et le vertige lui rappelait ce que signifie être vivant. Mais tout ceci pouvait n’être qu’une dangereuse coïncidence ; il pouvait encore partir et personne n’en saurait jamais rien. Serait-il plus curieux que le barman, qui déjà grommelait quelque chose pour retourner à son travail ? Dario témoignerait-il autant de courage et de dignité que cette étonnante jeune fille ?

            Celle-ci s’excusait auprès du barman :

            « Je vous laisse travailler, mais vous comprenez que je n’ai même pas de point de départ. Je m’appelle Livia, au fait.

            - Livia » répéta l’ancien matelot pour lui-même.

            Il entendit l’intéressée marmonner :

            « En l’état, j’attends un signe, n’importe quoi »

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Axel BRILLAND RAMASSAMY

« Luc Helchicome, ingénieur militaire français, diplômé de l’École Polytechnique, a élaboré les plans d’un gigantesque porte-avion avec les finances de la Banque Centrale Européenne. Ce premier porte-avion à propulsion nucléaire consolide la nouvelle armée européenne et renforce sa défense en cas d’attaque extra- continentale. Le navire, baptisé « LE MERKEL », est un géant des mers. 500 mètres de long. 120 mètres de large.

Équipé de 50 hélicoptères de combat, de 70 avions de chasse et d’une centaine de drones, il est néanmoins capable de naviguer à 40 nœuds en vitesse de croisière.

C’est à bord du Charles de Gaulle que sera présentée aux 27 présidents de l’Union européenne sa réplique exacte à l’échelle 1/10 ème. Le porte- avion fera escale ce 22 mai pour deux jours et trois nuits au large de Lorient entre la Pointe de Keroman et l’Île Saint-Michel. »

« L’ingénieur Helchicome communique dans un tweet la disparition d’une précieuse serviette contenant les plans du nouveau porte-avion et de toute sa technologie. La dite serviette était pourtant placée dans la chambre forte du Charles de Gaulle sous haute sécurité, assure-t-il. Celle-ci était maintenue sous la vigilance de quinze marins lourdement armés.

Le capitaine de Vaisseau Xavier Delacaze, en charge de la sécurité, a présenté sa démission laquelle a été immédiatement refusée par l’Amiral Bertrand. La scène du « crime » a été totalement intacte pour être mise à disposition de

« spécialistes ». Le Ministre des Armées et l’Élysée se refusent pour l’heure à tout commentaire. »

 

La Marine prend l’eau

 

 

Année 2035. Le plus grand malfaiteur de l’histoire criminelle court toujours les rues, ou plutôt,  les mers.

Eric Batarly, du moins c’est sous ce pseudonyme qu’il agissait, vidait une énième bière dans un bar du port de Lorient où il avait ses habitudes, en attendant de recevoir des ordres.

Trois semaines plus tôt, la nouvelle avait paru dans les quotidiens nationaux et bien entendu dans Ouest France, le grand quotidien régional :

 

« NAISSANCE DU PREMIER PORTE-AVION EUROPÉEN. »

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

Suivie hier matin par cette autre nouvelle qui avait ridiculisé la marine nationale et qui justifiait la présence de l’agent Batarly en ces lieux.

 

 

VOL DES PLANS DU PORTE-AVION !

LA MARINE EST SOUS LE CHOC.

 

 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque Batarly monte à bord, les deux cents agents sont à leur poste. Tout semble parfaitement calme. On se serait cru un dimanche après-midi à la fin d’un dîner dansant. On le fait pénétrer dans la chambre forte. Un silence de cathédrale règne. La scène a été gelée. Au sol, des marquages indiquent l’emplacement exacte des corps des militaires qui étaient alors de garde. Aucune trace de sang, aucun indice matériel, physique, chimique ou biologique. Après avoir passé près d’une heure à scruter le moindre centimètre carré de la pièce, Batarly s’apprête à quitter les lieux quand il aperçoit, dépassant d’une prise de courant, un tout petit bout de papier. Il s’avance alors et tire sur le papier qui avait été minutieusement replié. Sur celui-ci, on peut lire de mystérieuses inscriptions :

« 15-12-8-21-18-17-23-22-4-25-4-17-23-7-4-23-8-22-s-2»

 

     Le lendemain, Batarly se réveille dans son hôtel de la Place Jules Ferry avec la gueule de bois. Il faut dire que notre homme n’avait pratiquement pas dormi de la nuit. Ne parvenant à déchiffrer le code, il n’avait pas trouvé mieux à faire que de se vider la tête en se remplissant le gosier de verres de whisky dans plusieurs bars du port. C’est donc sans aucune précipitation qu’il attend qu’on lui serve son petit déjeuner, assis dans un fauteuil en velours. Par la fenêtre, il contemple le paysage urbain qui s’offre à lui. Devant, la vie. La vie singulière et matinale. Les gens se hâtent, les embouteillages se forment sur le boulevard, et les grilles grinçantes s’ouvrent, laissant place aux mignonnes petites boutiques. Toutefois, il est loin d’avoir oublié l’étonnante affaire qui repose sur son dos. Soudainement, sans qu’il ait fait un effort supplémentaire de réflexion, il comprend la signification du mystérieux message codé. Quel idiot ! Même un débutant aurait trouvé. C’était trop évident ! Chaque chiffre valait une lettre. Seulement, il fallait commencer l’alphabet par le chiffre 4 et non le 1. Un jeu d’enfant. Le message traduit, il lit :

« Lieront savant dates 22y »

 

     Voilà qui lui faisait une belle jambe ! Le mieux était de retourner dans la chambre forte. Il avait incontestablement dû manquer quelque chose. On lui en avait laissé la clé, maintenant que son trésor avait été dérobé. De retour à bord du Charles de Gaulle, il passe à nouveau la pièce au peigne fin. Un rien l’intrigue. Le luminaire de la pièce est fixé sur un boîtier qui lui paraît tout à coup étrange. Il doit en avoir le cœur net. Il monte sur une table et palpe le boîtier. Ses doigts heurtent des boulons. Discrètement, quatre boulons sont enfoncés aux extrémités de la grosse boîte. Il entreprend de les ôter. Rien ne se passe. Le boîtier ne contient que les fils électriques du plafonnier. Il replace alors les boulons et c’est alors qu’une trappe s’ouvre à l’extrémité de la salle. Il s’y engouffre. C’est le noir total. Il avance à tâtons et s’enfonce prudemment vers la seule lueur qu’il devine, au bout d’un sombre passage. Bientôt, il descend et croit entendre le bruit de la mer. La galerie s’élargit enfin et prend de la hauteur. Devant lui, une porte est entrebâillée. Il l’ouvre, arrive dans un petit vestibule. Il lève alors la tête et fait face à un message inscrit sur le mur:

 

« Bienvenue, Monsieur l’agent secret visible,

Je vous savais capable de trouver ce passage secret ainsi que cette cellule qui me servait de cachette. Cependant, je dois vous avouer que votre rapidité m’a surpris. A l’instant où vous lisez ma lettre, deux de mes hommes se trouvent derrière vous. Ils vous inviteront gentiment à rester quelques jours dans, si je puis me permettre, mon humble demeure. Vous pourrez la découvrir jusqu’à ce que l’affaire dont je m’occupe soit achevée. Toutefois, si vous me contraignez à sévir, je n’aurai aucune pitié. Je ne vous garderai pas plus de deux jours. Je vous donne ma parole d’honneur. Repas et boissons se trouveront à votre disposition. Vous trouverez également magazines et autres polars pour occuper vos heures. Nous veillerons à ce que votre séjour se passe le plus agréablement possible.

Mes Sincères félicitations,

Michel Coluche »

 

     A peine a-t-il fini de parcourir ces lignes qu’il se retourne pour faire face à deux solides gaillards. N’étant pas de taille à lutter, il se laisse empoigner avant qu’on l’enferme dans une petite pièce où rien ne manque. Il se saisit vivement de la bouteille d’eau posée sur la table et la vide en un rien de temps. Il ne fait qu’une bouchée du sandwich et s’endort sur un lit de camp mis à sa disposition. Il se réveille plus tard, sans savoir combien de temps il a dormi. Longtemps, sans doute. Il martèle à la porte afin de réclamer un repas. Aucune réponse. Pour s’occuper, il sort de sa veste le message qu’il avait décodé. Ne pouvant s’appuyer sur d’autres indices, il se persuade que ce petit bout de papier n’a pas révélé tous ses secrets. Comment n’y avait-il pas pensé plutôt ? Une fois les chiffres transformés en lettres, leur inversion est nécessaire ! Ainsi, peut-il lire : « Lorient avant stade 22h », ce qui, en bon français, veut dire qu’un rendez-vous est donné au Stade de Lorient avant vingt-deux heures. Le jour n’est pas précisé. Cela pourrait très bien être hier. En revanche, ce rendez-vous a peut-être lieu aujourd’hui même, demain, voire tous les jours. Si seulement je pouvais sortir de cette maudite cellule ! Des pas ne tardent pas à se faire entendre.

« -Hé ! Ho ! Y a-t-il quelqu’un ? hurle Batarly.

   - Ne t’réjouis pas trop mon vieux, au service de çui qu’on nomme Coluche. Il est marrant avec les gars, sympa, mais au moindre problème, il rigole pas le boss !!!, me répond une voix enjouée.

   - Mais qui est donc ce Michel Coluche ? rétorque notre héros. n’allez pas me faire croire que votre patron est le célèbre humoriste ressuscité ?

   - Pfff ! Ben voyons. Qu’est-ce que tu crois ! A partir d’maintenant, j’suis l’héritier d’Bernard Arnault, le milliardaire ! Ha ! Ha ! Ha ! s’esclaffe le gardien. »

    Et le partisan du mystérieux Coluche fantaisiste s’en va en pouffant de rire. Coluche, Coluche. Et si « Michel Coluche » était un anagramme ? Ce n’est pas impossible. Il tourne et retourne les lettres dans sa tête et finit par trouver un seul nom plausible de sa connaissance, « Luc Helchicome ». Il n’arrive pas à y croire. Pourtant, aucune lettre ne manque. L’ingénieur jouerait-il double jeu ? Le martèlement de la porte interrompt son raisonnement. C’est le garde qui revient. C’est l’occasion ou jamais. Il se blottit dans le coin sur lequel le battant s’ouvre et crie au farceur d’entrer. La serrure se déverrouille. Celui-ci pénètre dans la pièce. Au même moment, il se faufile derrière son dos, le frappe judicieusement à la nuque et claque la porte. Il s’élance dans le couloir, gravit le premier escalier rencontré et pousse une trappe. Après s’être hissé, il se retrouve dans la salle des machines et referme le passage. De nouveau, des marches apparaissent. Il les monte et arrive enfin sur le pont. Il décroche le combiné principal du navire et compose le numéro de son service :

 

 

«- Agence de voyage Axelair bonjour, prononce une voix ensommeillée.

   - Colonel Batarly à l’appareil. Code du jour : 4583 et vous?

   - 1765, Que puis-je faire pour vous?

   - Mettez-moi en communication avec le Lieutenant-Colonel Gerfet, exige-t-il avant de percevoir un déclic. Porta 1 à Porta 2. Ceci est de la plus haute importance. Envoyez immédiatement soixante-dix unités au stade du Moustoir. Qu’ils n’hésitent pas à arrêter Porta 3, M. Helchicome,ordonne-t-il.

   - Bien Chef, mais…pour M. Helchicome, commence son second.

   - Exécution ! Et que ça saute !!! crie-t-il alors.

   - Compris Chef.

   - Un instant ! Dites à vos hommes de ne pas attaquer avant que je leur fasse signe.

   - C’est comme si c’était fait chef ! approuva M.Gerfet. »

 

Batarly revient à terre et se fait conduire immédiatement au célèbre stade du F.C. Lorient. Revêtu d’une longue veste noire, le col relevé, un béret incliné vers l’avant, il est méconnaissable. Il observe les alentours et aperçoit, tapis dans l’ombre, deux groupes d’une dizaine de personnes. Discrètement, il se glisse le long du mur, rentre dans les vestiaires. Peu à peu, ses yeux s’habituent à la pénombre et il distingue à travers une lucarne une silhouette qu’il identifie comme étant celle du cher Coluche. Celui-ci prend la parole :

« - Messieurs, nous avons rempli la part du contrat. Voici donc les plans. Où sont les lingots ?

   - Il sont chargés dans le fourgon blindé, réplique un type à l’accent américain. pouvez vérifier. Le compte y est. ».

Au moyen de sa lampe torche, en code Morse, Batarly commande à ses troupes de donner l’assaut. Celles-ci ne tardent pas à mettre en joue les bandits et à leur passer les menottes.

 

A peine arrivé à Paris par avion militaire, Batarly est conduit à l’Élysée pour une réception en présence du Président de La République, du Ministre des Armées, de l’Amiral Lacaze et du chancelier allemand :

« - Pour le compte de qui opère ces groupes armés ? lui demande le Président français.

   -L’un des deux travaille pour les États-Unis qui voit d’un mauvais œil le projet d’un porte-avion européen supérieur à ceux de l’armée américaine.

   - Comment se fait-il qu’un grand ingénieur soit impliqué dans cette affaire et ait trahi son propre continent ? enchaîne-le Ministre des Armées.

   - M. Helchicome n’est pas le vrai professeur qui, lui, a été assassiné le matin même. C’est un dangereux bandit du nom de Lucius Fatuar, alléché par la fortune, la richesse. Le plus souvent, il revend des informations classées secret-défense aux plus offrants.

   - Nous ne vous en demandons pas plus pour le moment. Je pense traduire la pensée de tous autour de la table. Nous vous sommes infiniment reconnaissants, félicite le chancelier allemand dans un français impeccable. Mais dites-moi, « Batarly », c’est un anagramme n’est-ce pas ?»

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Keyla PANHELEUX

 

Le mystère des Tuamotu

Cela fait bientôt cinq jours qu’ils sillonnent la mer à la recherche de cette fameuse île, mais toujours rien à l’horizon. Aitoarii commence à croire que toute cette histoire ne mène nulle part, qu’ils font fausse route et que ce n’est qu’une légende inventée. Appuyé sur le bastingage, ses cheveux blonds volant au vent, il pousse un long soupir « Cesse de paresser et active-toi ! J’ai besoin que quelqu’un me nettoie le pont, et vu que tu sembles t’ennuyer, je te confie ce poste ! »La voix de son père le sort de sa rêverie. L’homme se tient à la barre, le dos droit, l’air confiant. C’est la première fois qu’il lui permet de monter à bord avec lui. S’exécutant, Aitoarii saisit une brosse et se mit au travail. Tout en frottant, il demanda « Tu es bien sûr que nous allons dans la bonne direction ? » _Évidemment ! Fiston, tu oublies que ça fait des années que j’étudie chaque carte, chaque livre en rapport avec cette mystérieuse île. On va la trouver, j’en suis certain. »Le garçon hausse les épaules. Il n’en sait pas beaucoup sur ce voyage, juste qu’ils sont à la recherche d’une île où se trouverait apparemment un trésor. Il avait supplié son père de l’emmener avec lui, et ce dernier avait finalement accepté. La nuit avale le jour, les lumières du bateau s’allument et soudain, un grondement provenant du ciel retentit. Une goutte tomba sur le visage d'Aitoarii, puis une deuxième. La pluie arriva, ainsi que des éclairs.  L’embarcation commença à tanguer et le jeune homme dû se tenir au mât pour ne pas basculer. Le reste de l’équipage se réunit sur le pont, parlant d’une voix agitée. Un homme à la peau mate et au regard ténébreux s’exclama « Avec la tempête qui se prépare, nous risquons sûrement de dévier de notre trajectoire ! »Depuis la barre, le capitaine répliqua « Ne dis pas de bêtises, tout va bien se passer. Allez vous réfugier dans la cale, en attendant que ça se calme. Toi aussi, fiston. Exécution ! »Tandis que tout le monde se dirige vers la trappe pour descendre en soute, le garçon ne bouge pas d’un centimètre. Il se tourne vers son père « Papa, attends. Je veux t’aider. Qu’est-ce que je peux faire ? »L’autre éclate d’un rire nerveux « Qu’est-ce que tu espères faire ? Mets-toi simplement dans un endroit où je n’aurais pas à devoir venir te sauver ! »Ils sont presque obligés de crier pour s’entendre tant le vent hurle par-dessus leurs paroles. A cet instant, une poulie se détache et se balance en direction de l’homme qui tient toujours fermement sa barre. Aitoarii n’a pas le temps de le prévenir, elle le frappe de plein fouet à la nuque et il s’effondre. Le bateau, sans capitaine, se met à partir en diagonale, puis la proue plonge vers le bas, transperçant une vague qui mouille la totalité du pont. Le jeune homme, paniqué, se rue en direction de la barre pour tenter de reprendre le contrôle. La houle complique sa route, il se cogne au bas des escaliers, puis les monte en rampant. Il pose enfin une main sur la barre et essaie de se donner du courage. Son père n’est pas très loin, toujours inconscient. Pas le temps de le réveiller, pas le temps d’appeler à l’aide. Le garçon va devoir gérer la situation seul. Il dirige l’embarcation tant bien que mal, le souffle court. Quand soudain, quelque chose dans l’eau attire son attention. Il fronce les sourcils et s’assure de ne pas rêver. Non, elles sont bien là. Des raies. D’énormes raies Manta, brillant dans la noirceur des flots. Les voilà qui doublent le bateau et se mettent à la file indienne. On dirait presque qu’elles essaient de le guider…Aitoarii réfléchit un instant. Et si c’était le cas ? Etait-ce le moment de s’en remettre à la nature et de tenter cette folie ? Il n’avait rien d’autre en tête, alors il décida de les suivre. Elles obliquèrent vers la gauche, il obliqua vers la gauche. Les embruns lui fouettaient le visage, il n’y voyait pas à plus de deux mètres devant lui. Seule la luminosité des raies lui permettait de se repérer. Une dizaine de minutes plus tard, le vent cessa, la pluie aussi, le tonnerre mourut. La mer redevint calme et translucide. Jetant un coup d’œil à son père pour s’assurer de son état, lorsque le jeune homme reporta son regard sur les animaux qui venaient sans aucun doute de leur sauver la vie, il s’aperçut qu’ils avaient disparus. Tous. Les avait-il rêvés ? Soulagé, des étoiles plein les yeux grâce au miracle qui venait de se produire, il se mit à sourire. Un grognement retentit. Son père se massa la nuque en grommelant « Qu’est-ce qui vient de se passer ? »L’aidant à se relever, Aitoarii répondit _Je crois que je ne te suis pas aussi inutile que tu le pensais ! »Voyant son air incrédule, il lui raconta toute l’histoire. A la fin de son récit, son père n’eut pas le moindre scepticisme sur ce qui s’était apparemment passé. Le jeune homme en fut étonné « Tu me crois ? » _Bien sûr que je te crois ! Petit, tu es un génie ! Tu sais ce que ça veut dire ? On approche, on n’est plus très loin ! »Il fronça les sourcils « Quoi ? Comment ça ? Pourquoi ? »Sans l’écouter plus longtemps, le capitaine l’écarta et reprit la barre, se concentrant à nouveau sur l’horizon. Les nuages s’étaient retirés et laissaient maintenant paraître la lune et les étoiles. L’excitation soudaine de son père laissa Aitoarii perplexe. Il annonça qu’il allait se coucher et descendit à la cale. Entendant les ronflements de ses compagnons de voyage, il se fit le plus discret possible. Pourtant, au lieu de regagner sa couchette, le jeune homme se dirigea vers la bibliothèque. S’asseyant sur le seul fauteuil de la pièce, il attrapa un livre nommé « Des légendes étranges et magiques »Le feuilletant à toute vitesse, il s’arrêta sur la page qui l’intéressait. Un dessin y figurait, représentant de grandes raies semblant produire de la lumière, identiques à celles qu’il avait vues. Alors tout ça était bien réel…Le garçon lut à haute voix « Les tuputupua (le ‘u’ se prononce ‘ou’ en tahitien) : ancêtres protecteurs et animaux tutélaires aux Tuamotu, la réincarnation des ancêtres sous une forme animale…Les raies empêchaient les pêcheurs de perles de remonter à la surface mais pouvaient aussi très bien guider les bateaux des explorateurs à travers les tempêtes… »Il se souvint que son père lui avait parlé des Tuamotu. D’après lui, le trésor se trouvait sur une des îles de cet archipel. Alors la présence des raies confirmait bien qu’ils allaient dans la bonne direction. Un papier glisse d’une page et tombe au sol. Le jeune homme la ramasse « Les plus beaux prénoms tahitiens »Il fronce les sourcils et les passe tous un à un. Il s’arrête à « Aitoarii », qui signifie guerrier royal. Qu’est-ce que son prénom fabrique dans un livre destiné aux îles du Pacifique ? Le garçon n’a pas le temps de réfléchir plus longtemps, ses yeux se ferment, il s’endort, épuisé. A son réveil, la pièce est baignée par la lumière extérieure du soleil. Il semble déjà y avoir de l’agitation sur le pont. Bâillant à gorge déployée, Aitoarii se lève de sa place et ouvre la trappe de la cale. Le bateau est amarré non loin d’une île qui se dresse devant eux. Ça y est, ils l’ont trouvée. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Le garçon pensa au trésor. Il se rendit compte que le bateau était maintenant désert. Tout le monde a gagné l’île. Aitoarii se dépêcha de les rejoindre, faisant un arrêt rapide dans la bibliothèque de la cale pour récupérer le livre qu’il avait commencé cette nuit-là. Une fois les pieds dans le sable chaud, il prend le temps d’observer le paysage plus en détail. Des cocotiers, partout. Beaucoup de végétation, des fleurs aux couleurs vives et des eaux turquoise cristallines. Le jeune homme se voyait bien vivre ici, sous les tropiques. Un des membres de l’équipage arriva vers lui « Alors, petit. C’est impressionnant, pas vrai ? »Il hocha la tête. L’autre poursuivit « Ton père était plutôt confiant. D’après lui le trésor est bien sur cette île. Mais il y a autre chose. J’ai parlé à James des légendes qu’on raconte, aux Tuamotu, sur les explorateurs qui venaient ici. Mais ton père n’a rien voulu entendre. Moi je pense qu’on devrait se dépêcher de trouver ce trésor et ficher le camp d’ici. »Aitoarii demanda, étonné « Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir de si dangereux dans un endroit aussi paradisiaque ? »Le marin grimaça « Il ne faut pas se fier aux apparences, si tu veux mon avis. » _Parlez-moi de ces légendes. Vous les connaissez ? Qu’est-ce qu’elles disent ? »A cet instant, James, son père, arrive vers eux. Il donne une tape sur l’épaule de l’homme avec qui parlait son fils, puis s’exclame « Cessez donc de lui faire peur avec ces histoires à dormir debout ! Ce ne sont que des légendes, Aitoarii. Tu n’as pas de raison de t’inquiéter. Mais le camp ne se montera pas tout seul, venez nous aider. »Les deux autres s’exécutent et le suivent. L’air inquiet du marin avec qui il vient de discuter ne le rassure pas vraiment. Il semblait réellement effrayé. Le soleil tape fort, le garçon s’éponge le front, fixe les vagues au loin. Un voilier apparaît à l’horizon. Il ne bouge pas, il a l’air en panne. Se frottant les yeux pour s’assurer de ne pas rêver, lorsqu’il les rouvre, le bateau a disparu. Pourtant le garçon est sûr d’avoir vu une embarcation au loin. Prétextant un soudain mal de crâne, il s’éclipse et fait quelques pas dans la cocoteraie, s’asseyant au pied d’un arbre. Il ouvre le livre qu’il a récupéré dans la bibliothèque, espérant trouver une explication à ce phénomène étrange de voilier immobile sur l’eau. Elle est à glacer le sang. Ce bateau porte apparemment le nom de Mahina, le bateau fantôme de Hao, qui vient chercher les âmes. Et si l’heure de leur mort avait sonné ? Si ce voilier était là pour eux ? Le marin avait raison, rester ici pourrait devenir dangereux. Mais jamais son père n’accepterait de mettre les voiles sans avoir trouvé le trésor. Aussi le jeune homme décida de commencer les recherches de son côté tout de suite. Il s’aventura un peu plus profond dans la végétation, écartant les palmes de cocotier, les branches mortes et les fruits tombés des arbres. Le cri d’un oiseau le fait sursauter, il ne voit pas l’énorme racine sous ses pieds et trébuche, s’étalant de tout son long par terre. Lâchant un grognement, il lève la tête et manque de crier de nouveau. Une sculpture en bois, avec un visage terrifiant, le fixe. Lorsque les battements de son cœur se calment, il se remet debout et se rappelle d’une autre chose qu’il a lue dans son livre. Le Tiki, que les Polynésiens considéraient comme le créateur de l’homme, doté de pouvoirs, le mana. Les sorciers le considéraient comme malveillant. Voulant s’éloigner au plus vite de cette statuette diabolique, Aitoarii en rencontra une deuxième. Il se mit à courir, mais plus il progressait, plus les Tiki se faisaient nombreux. Sa stupéfaction est totale lorsqu’il rencontre une dernière statue, de plus de deux mètres. Une inscription y est gravée : tapu. Aitoarii se souvient des paroles de son père « Toucher ce qui est tapu attire le malheur sur soi et son entourage. »Le jeune homme se promet de ne même pas approcher la sculpture à moins de trois mètres, alors il recule. A cet instant, la voix de James retentit « Aitoarii ? Aitoarii, tu es là ? » _Papa ! Je suis là ! »Son père, accompagné de deux marins, arrive devant lui « Tu peux m’expliquer ce que tu fais au fin fond de cet endroit ? » _Regarde ce que j’ai trouvé. »Lui répond-t-il en pointant du doigt l’immense Tiki. Son père écarquille les yeux, sa lèvre inférieure tremble. Il souffle « Fiston…tu es un génie…Tu l’as trouvé ! » « J’ai trouvé quoi ? »L’homme s’exclame « C’est le premier indice ! Il devrait se trouver quelque part, près de ce Tiki ! » Alors qu’il tend la main pour toucher la statue, Aitoarii l’arrête « Attends ! Regarde ce qui est marqué. Tu m’as dit que toucher ce qui est tapu apportait le malheur. »Trop excité par sa trouvaille, son père secoua la tête « Voyons, c’est inventé de toute pièce ! » Sa main rencontre le bois de la sculpture. Soudain le vent se lève, le ciel se couvre. Des tambours retentissent. A ce moment, Aitoarii a presque l’impression que le Tiki les regarde et que ses lèvres s’agitent. Les marins pâlissent et tremblent. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais le jeune homme comprend que non lorsque de l’eau se met à couler des yeux de la statue, comme des larmes. Ils ont bravé la règle du tapu, le malheur est sur eux.

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