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Les TEXTES PRIMES en 2018

 

 

1er Prix du Concours de nouvelles du Cercle de la Mer 2018

 

 

Fromveur                                                                                 par Jean-Michel PRIMA

 

 

 

Ce jour-là, le Fromveur était de mauvaise humeur. Cinq nœuds de courant. Soixante nœuds de vent. Et des vagues comme des immeubles.

- On n'aurait peut-être pas dû sortir, lança Gaétan Lagadu, un œil sur la proue, l'autre sur l'anémomètre.

- Tu rigoles ! répondit Erwan Quéméner en serrant la barre encore plus fort dans ses grandes mains calleuses. C'est mon dernier jour avant la retraite. Alors, tant qu'à faire, j'aime autant m'amuser un peu.

- Je pensais aux passagers. Eux, ils vont moins rire. En plus, on est bon pour le coup de serpière.

- Un promène-couillons, c'est un promène-couillons ! Et quand ne on tient pas la marée, on reste à la maison ! Ou alors va godiller en barque dans le marais poitevin !

 

C'est à cet instant-là qu'une fragance envoutante fit son entrée sur la passerelle. Le parfum précédait de peu une jeune femme comme on en voit dans les contes de fées et les pubs irlandais : une belle rousse aux yeux d'émeraude. Les deux hommes échangèrent un regard benet, chacun laissant à l'autre le soin d'expliquer à cette demoiselle que les passagers n'étaient pas autorisés sur la passerelle. Mais la fée n'avait pas besoin d'explications.

- Je suis la nouvelle correspondante du Télégramme de Brest, annonça-t-elle en guise de laisser-passer. Malgré son jeune âge, elle savait s'y prendre pour ouvrir les portes. Préfecture, gendarmerie, archevêché : rien ne lui résistait.

- Lequel d'entre-vous est monsieur Quéméner ?

- C'est moi, répondit l'intéressé, un rien sur ses gardes.

- Très bien. C'est vous que je viens voir.

- Moi ?

- Oui. C'est bien votre dernier jour, n'est-ce pas ?

- Oui. 43 ans à la mer.

- Et bien vous allez me raconter tout-ça. Vous aurez un bel article demain en page régionale. Vous avez de la chance : ce sera une photo en couleur.

- Mais je ne suis pas rasé !

- Tant mieux. Un marin sans poils, c'est comme un chat sans moustaches.

- Et puis d'abord je n'ai rien à raconter.

- Oh mais je suis persuadée du contraire ! On ne passe toute une vie sur un bateau sans qu'il vous arrive des bricoles. Quant à vous, monsieur, je suppose que vous êtes le commandant Lagadu ? subodora la fée.

- Pour vous servir.

- Et bien puisque vous le proposez, je veux bien un café. Noir comme vos yeux et sans sucre. Merci.

La fée se retourna vers Quéméner et dégaina son bloc-note.

- Alors racontez-moi d'abord comment tout a commencé. Vous avez eu la vocation très jeune ? C'est ça ?

- Heu... Non. Maman l'a eu à ma place. Elle voulait que je sois curé. Elle m'a inscrit au petit séminaire à Pont-Croix. Alors j'ai pris mes jambes à mon coup. J'ai embarqué comme matelot à la pêche sur un hauturier du Guilvinec.

- Passionnant !

- Pas vraiment… Seize heures par jour à écailler de la pouascaile pour deux francs six sous. Sans parler des gerçures et des pieds trempés. Du coup, je suis allé éplucher des patates dans la Royale : pompon, Marseillaise et tout le tralala.

- Sur un cuirassé ?

- Non. Sur un bateau de servitude. La Méduse. D'ailleurs, on n'aurait jamais dû l'appeler comme ça.

 

À cet instant, Gaétan Lagadu revint avec une tasse de café grande comme une chope de bière.

- Je vous remercie, dit la fée.

- Je vous en prie mademoiselle. Euh, au fait, c'est mademoiselle comment ?

- Le Lièvre. Soizic Le Lièvre.

Les deux hommes échangèrent un nouveau regard empreint cette fois-ci de contrariété. Ils eussent mille fois préféré qu'elle s'appelât Dupont. Avec un t ou un d, comme elle voulait. Mais surtout pas… surtout pas un nom comme le sien. Dehors, la tempête semblait redoubler et l'on pouvait entendre ses coups de boutoir contre la coque.

- Quelle épaisseur ? demanda la jeune femme.

- Pardon ?

- La coque ? Quelle épaisseur ?

- Euh… 18 millimètres. Pourquoi ?

- Pour mon article. Vous savez, c'est un métier qui requiert à la fois de la poésie et la précision. Mais où en étais-je ? Ah, oui. Monsieur Quéméner, vous me parliez de la Méduse. Pourquoi n'aurait-on pas dû l'appeler ainsi ?

- Avec l'histoire du radeau, c'était couru d'avance.

- Un naufrage ?

- Ah ça pour un naufrage, c'était un naufrage ! La moitié de l'équipage y est passé.

- Comment est-ce arrivé ?

- Le Pacha voyait une fille à Brest. Il a voulu jouer le malin en coupant par le Fromveur pour arriver avant la nuit.

- Et alors ?

- Et bien, au lieu de roucouler, il a coulé !

- Mais comment est-ce arrivé ?

- Trop de courant… Le bateau a drossé. Puis tapé le caillou. On a tous fini à la baille. J'ai dérivé toute la nuit. Il ne faisait pas chaud et je ne vous cache pas que j'ai regretté pour le petit séminaire.

- Mais, grâce à Dieu, vous vous en êtes sorti.

- Non, grâce à Banalec.

- Banalec ? C'est une île juste à côté d'ici. Dans le coin, on a de la chance : il y a toujours une île.

La correspondante marqua une pause pour ingurgiter son café et les propos semi-philosophiques de son interlocuteur.

- Et après ? Vous avez fait quoi ?

- J'ai enfilé des vêtements sec et je me suis avalé un cassoulet.

- Non, je veux dire après la Marine nationale.

- Ah. Euh, j'ai essayé la marchande. D'abord sur un vraquier qui faisait l'Afrique. Ensuite sur un pétrolier qui faisait des caprices.

- Des caprices ? Comment cela ?

- Trente ans sans le moindre coup de peinture. Forcément le rafiot ne tenait plus que par la rouille. Alors, fallait bien que ça finisse par casser.

- Vous avez…?

- Oui. Rebelote. Avarie de moteur. Bielle en rideau. Vilebrequin en rade. Il aurait fallu appeler un remorqueur, et fissa. Mais ça coûte bonbon. Alors le capitaine s'est entêté à essayer de rafistoler avec les moyens du bord. Chalumeau et tout le toutim. Pendant ce temps-là, le tanker, lui, prenait la tengeante. Du coup, une vague scélérate lui a chiqué le bulbe d'étrave. Après, c'était comme le Titanic, l'orchestre en moins, la tempête en plus.

- Et c'était où ? Dans l'Atlantique nord ?

- Pensez-vous! Juste ici, en plein milieu du Fromveur! Avec force onze sur l'échelle de Beaufort ! Comme aujourd'hui d'ailleurs.

- C'est beaucoup ?

- Oui. Force douze, c'est pour la fin du monde.

- Vous êtes rassurant !

- Bah, le bateau est tout neuf et le moteur développe 8 000 chevaux !

- Le Tinanic aussi était tout neuf. Au fait, comment cela s'est-il fini sur votre pétrolier ? Il y a eu des morts ?

- Non. À part des poissons et des oiseaux. Ils n'aiment pas trop le mazout, ces asticots-là.

- Et vous ?

- J'ai passé la nuit accroché à un bidon d'huile. Au matin, j'ai échoué à Béniguet.

- Béniguet ?

- C'est l'île avant le phare des Pierres Noires. Comme je disais, il y a toujours une île dans ce coin.

 

Soudain, une lame plus lourde que les autres vint toquer aux vitres de la passerelle, arrachant au passage l'essuie-glace qui permettait à Erwan Quéméner d'y voir quelque-chose malgré les trombes d'eau.

- Ça c'est embêtant ! maugréa-t-il.

- Rien de grave ? On ne va pas couler ?

- Non. Mais je n'y vois plus rien. C'est gênant. J'aime mieux barrer en gardant un œil sur ce qui arrive devant.

- Pourquoi ?

- Parce qu'à tout choisir, je préfère embarquer un mur d'eau par la proue que par le travers.

- Ah bon ? Ça change quoi ?

- Plus de tangage mais moins de roulis.

- Et vous n'aimez pas le roulis ?

- Pas trop. J'ai toujours peur que le bateau se retourne pour de bon.

- Et puis jamais deux sans trois, comme dit le proverbe.

Lagadu et Quéméner échangèrent un nouveau coup d'œil plus circompet que le précédent. On embauchait de drôles de gens au Télégramme de Brest.

- Dans le fond, le Fromveur, c'est un peu le Cap Horn, si je comprends bien.

- Ah non ! protesta Lagadu. Rien à voir ! Le Horn, c'est comme le dentiste : juste un mauvais moment à passer. Le Fromveur, c'est comme un boxeur : il…

- Arrête, Gaétan ! Tu vas effrayer mademoiselle.

Le regard gris fixé sur les paquets de mer qui se fracassaient contre la vitre, Erwan Quéméner semblait maintenant absorbé par les brumes de son passé. Bercé par les vagues, il tenait la barre d'une main plus légère laissant le navire se frayer lui même son chemin entre deux soubresauts de la mer d'Iroise. Du fin fond de sa mémoire, lui revenaient des parfums de Zanzibar, de Malacca et d'ailleurs. Une page se refermait. Demain, il sortirait son pêche-promenade pour relever ses casiers à crabes. Le soir venu, il irait se joindre à une partie de cartes au Café de la Marine. À la Compagnie, le chef du personnel lui avait suggéré de prendre un chien. Il paraît qu'avec un toutou, les jours passent plus vite.

- Erwan, redresse bon Dieu!

L'ordre arrivait trop tard. Le navire venait de gîter dans un creux de la houle, prêtant tout son flanc aux assaults de la mer. La première vague tomba comme une enclume, emportant la cheminée et un grand morceau de tôle près de la ligne de flotaison. Un Niagara d'eau salée se répandait déjà dans les coursives, cherchant son chemin vers la salle des machines. Huit mille chevaux allaient bientôt périr noyés. Le choc avait aussi brisé toutes les vitres de la passerelle et l'on sentait comme un grand courant d'air.

- Bâbord ! Bâbord, bon Dieu !

Gaétan Lagadu s'élança vers l'arrière pour constater les dégâts. De l'eau jusqu'aux genoux, les passagers gambillaient sur le pont en direction des embarcations de sauvetage. Le navire s'alourdissait sur tribord et gîtait déjà au-delà du raisonnable. Ce serait maintenant l'affaire d'une minute. Sur la passerelle, Erwan Quéméner venait d'abandonner la barre et tout espoir. Il agrippa la fée et une bouée. L'instant d'après, tous trois flottaient au fil de l'eau.

- Vous l'avez… fait exprès ? demanda la jeune femme.

- Du tout ! Mais ne vous inquiétez pas. Dans ce coin-ci…

- Oui. Je sais. Il y a toujours une île !               

2ème Prix du Concours de nouvelles du Cercle de la Mer 2018

 

La Blanche Hermine                                                                                                               par Nicolas SEIGNEZ

 

La Blanche Hermine

 

« - Il y a toujours une île qui vous accueille... mes chers amis » fit l'ancien matelot à son auditoire.

 

Parlant relativement fort, il s'était levé en brandissant un verre de rhum à hauteur de son visage.  Observant l'assistance d'un regard circulaire, il poursuivit :

 

« - Je profite de ce calme, pour ne pas dire ce silence qui s'éternise pour vous faire part de mes états d'âme ainsi que de vous rendre un chaleureux hommage. En effet, vous m'avez accueilli ici, dans ce cadre idyllique... sur cette île... Moi, naufragé exténué. Il convient de vous témoigner toute ma reconnaissance. »

 

Dans la chaleur étouffante du crépuscule, il but une gorgée de rhum avant de reprendre.

 

« -Il y a cinq ans maintenant, je fus rejeté sur ce même rivage... à demi inconscient, et bon gré mal gré, toujours cramponné à de malheureux débris de coque du valeureux trois mâts qu'était La Blanche Hermine. »

 

L'orateur marqua une pose et porta le regard sur sa gauche où un reste de virure blanchâtre et écaillé était posé tel un souvenirs, à même les rochers. Il reprit :

 

« - Notre sort se jouait déjà, lorsque par une belle brise, nous quittâmes la Mer de Corail en croisant au large de la pointe sud de l'île San Cristobal. Notre destination ? La Polynésie Française. En effet, je travaillais alors comme simple mataf pour le compte d'un riche ingénieur et armateur français.

 

La Polynésie Française ! C'était toutefois sans compter  la majestueuse tempête que nous allions subir le soir suivant.

 

Mon capitaine ainsi que son armateur, présent à bord pour ce périple, tous deux fiers de leur navire et particulièrement confiants quant à sa capacité à dompter les caprices de la nature, prirent la décision de ne pas modifier notre route malgré de gigantesques et ténébreux nuages à l'horizon.

 

Nettoyant le pont au moment précis de leur fatale décision, il me revient maintenant quelques paroles échangées entre ces dignitaires. Il s'agissait pour eux d'éprouver le progrès ainsi que la domination des éléments naturels par la technique. Des propos gorgés de vanité et d'autosatisfaction qui allaient conduire à notre perte.

 

Cet excès de confiance, ce manque total d'humilité face à l'océan... mes chers compagnons, provoqua deux jours plus tard, la perdition de notre expédition. Je me rappelle tout d'abord d'une très forte houle, de la coque grinçant de toute part, de bourrasques infernales, puis d'un roulis et d'un tangage insupportables.

 

Je garde en souvenirs l'image de mes compagnons, agrippés tant bien que mal au dernier objet qu'ils étaient parvenus à approcher. Certains d'entre-eux furent emportés par les déferlantes.

 

Dans ce chaos, je perdis très rapidement la notion du temps et ne cherchais bientôt plus à m'enquérir de l'évolution de la situation. J'observais, tétanisé, ce qu'il y avait devant moi, agrippé furieusement aux boiseries les plus proches. 

 

La tempête faisait rage si bien que malgré l'obscurité de la nuit, j'apercevais le gouvernail à chaque éclair. Par chance, la foudre ne nous toucha pas.

 

A la lumière crue et intermittente des éclairs, je vis le capitaine bousculer le pilote afin de lui prendre la barre. J'ai supposé plus tard qu'à cet instant, il regrettait amèrement de n'avoir point dévié sa route. Une certaine détresse, un désarrois mesuré imprégnaient son visage.

 

Toutefois, depuis les premiers grains, le capitaine avait pris les bonnes décisions : affaler cacatois, perroquets, huniers et misaines, hisser tourmentin et autres voiles de fortunes, mise en fuite du navire... Le moral restait bon parmi l'équipage, et ce constat vint me réconforter malgré notre situation peu enviable.

 

Nous passâmes une nuit exécrable. Nous étions tels la légende du Hollandais Volant, ce navire condamné par son capitaine à franchir, dans la tempête et coûte que coûte, le Cap de Bonne Espérance.

 

A l'aube, nous avions subi la chute d'énormes grêlons. Les voiles étaient, pour la plupart, déchirées.  Suite à un grand craquement semblant venir des cales, le gouvernail ne répondait plus. L'énergie des vagues ne faiblissait toujours pas. Nous étions en perdition.

 

Natif de Quéhellec, et m'étant engagé au port de Lorient, il me semble maintenant pouvoir faire une comparaison. La vague que je vis alors devait atteindre la hauteur de la Tour de la Découverte. Il s'agit d'une très belle tour à signaux de cent pieds de haut et située au port de Lorient, dans le prolongement du Quai des Indes.

 

La vague, ce monstre d'eau, s'abattit sur La Blanche Hermine qui présentait en cet instant tragique son flanc bâbord. La force de ce mur liquide m'éjecta du navire. A son contact, la mer me parut étrangement chaude. Je dus retenir ma respiration en priant de refaire surface avant le manque d'air, ce qui se produisit d'extrême justesse.

 

Ayant de l'eau plein les yeux, j'aperçus indistinctement la coque du navire. Espérant un simple gîte, et alors qu'une vague m'emmenait très haut avec elle, je pus un instant distinguer en contre-bas, hélas, la carène du navire. Tout espoir s'évanouit alors, puis je fus de nouveau projeté vers ce qui restait de la Blanche Hermine.

 

Récifs ou haut-fonds, je n'aurais su le dire à cet instant. Toutefois, le navire tout proche vint se fracasser contre. Les craquements furent extrêmement sinistres. La coque se brisa, déversant dans les flots, pèle-mêle, le reste de l'équipage ainsi qu'une partie de la cargaison. Cette scène dramatique finit de me porter un coup au moral.

 

Défait, je perdis bientôt connaissance, dans un état de fatigue extrême et de total abandon, prêt à mourir noyé s'il le fallait.

 

La providence en décida autrement et me rejeta sur ce rivage. Je repris connaissance au crépuscule. Était-ce le jour du naufrage ? Avais-je dormi plus longtemps ? Je ne saurais le dire. Le contact du sable chaud était rassurant, et, à cette simple idée, je m'assoupis de nouveau plusieurs fois.

 

A l'aube suivante, je me réveillais en sursaut, fuyant le cauchemar aqueux que mon esprit s'évertuait à revivre en rêve. Dès mon réveil, je fus tiraillé par la faim. J'entrepris alors d'explorer l'île à la recherche d'habitants, ou pour le moins, de victuailles.

 

Il faut reconnaître que cette île n'est pas grande. Deux, peut-être trois kilomètres carrés de sable et de rochers au raz de l'eau. Mais elle nourrit son homme et c'est bien là le principal. Cet atoll abrite quelques récifs où la pêche est bonne, des oiseaux de mer, des fruits inconnus mais délicieux.

 

De cette plage où nous commémorons mon arrivée, par beau temps, il est possible d'entrevoir, au large et au raz de l'eau, la carcasse de La Blanche Hermine. L'épave gît probablement parmi des récifs que je ne suis pas parvenu à atteindre par la nage.

 

Je n'ai toutefois pas à m'en faire. Lors des grandes marées, l'océan relargue progressivement des objets de la cargaison et malheureusement, aussi, quelques corps. »

 

Le regard de l'ancien matelot qui pointait vers l'épave cachée dans l'obscurité du soir, se détourna alors de l'océan pour fixer de nouveau ses hôtes.

 

« - Bien sûr, cette île possède quelques inconvénients. L'eau douce est rare à certaines périodes, si bien que je fus tenté à plusieurs reprises par quelques gorgées d'eau de mer... en dernier recours.

 

C'est d'ailleurs au bout de quelques mois, lors d'une de ces périodes de sécheresse, que je vous aperçus au pied d'un bosquet de cocotiers. J'étais si heureux de rencontrer à qui parler. Cinq têtes sympathiques pour me tenir compagnie.

 

J'insiste sur le bonheur que me procure encore votre rencontre. En effet, la solitude est pesante. Vous ramener au campement et vous parler chaque jour me procure un bien être extraordinaire. Je n'aurais pu supporter plus longtemps cette abominable solitude. »

 

Le matelot frappa alors du pied sur le sable de la plage et reprit son monologue juste après :

 

« -Cet atoll est une veine incroyable. C'est grâce à lui que je fus sauvé des eaux. Mais il faut bien reconnaître que vous êtes, chers amis, l'île accueillante de mon esprit... la parcelle de terre ferme grâce à laquelle la solitude ne m'a pas rendu fou... n'est-ce pas ? … »

 

Alors, il finit son verre de rhum d'une traite, puis regarda de nouveau l'océan.

 

Il n'y eu aucune réponse. Un interminable silence s'en suivi. Au loin, le bruit des vagues. Un peu plus près, on entendit le bruissement de feuilles de cocotier. Face au marin, près du feu de camp, bien alignées le long des rochers, trônaient cinq noix de coco ridiculement grimées. Leurs yeux et leurs bouches mal dessinés, fixaient le mataf d'un air absent.

 

« N'est-ce pas ?» fit-il une dernière fois, les larmes aux yeux.

 

 

 

3ème Prix du Concours de nouvelles du Cercle de la Mer 2018

 

La Queue de l'Âne                                                                                                                   par Roland VOEGELE

 

 

LA QUEUE DE L’ÂNE

 

 

          Tim Mac Robson vivait sur la plus septentrionale des îles Orcades, l'île de Ronaldsay. Quelques miles carrés de lande humide, de bruyère granuleuse et de roche moisie ouverts à tous les vents du large, une terre âpre semée de cailloux, qui s'effrite depuis des millénaires sous les griffes rageuses de la mer.

  

           Tim avait quarante ans, n'était pas marié, et habitait une petite maison de pierres sèches, composée d'une pièce unique, avec un toit de lauzes couvert d'une toison moussue ; elle se dressait en face du large, plein nord-ouest. Il possédait quelques moutons qui menaient une existence solitaire et indépendante sur la lande bosselée, quelques arpents d'une terre noire encombrée de racines qui rechignait à nourrir les pommes de terre et les haricots qu'il s'obstinait à y semer. Chaque matin il parcourait longuement la lande, à pied ou perché sur son vieux tracteur rongé par le sel, dont les pneus écrasaient les fragiles fleurs de bruyère emperlées de rosée. Son chien, un imposant spécimen noir à longs poils, le suivait.

          Il avait aussi un âne qui vaquait librement autour de la maison et broutait tout au long du jour les mousses et les lichens qui poussent sur les pierres. Tim n’avait jamais été marié. Quelle femme aurait accepté une vie aussi rude, quelle femme aurait voulu d’un homme dont les yeux avaient pris depuis longtemps la teinte des ciels pierreux, dont la tête était entièrement occupée des voix du vent, et dont les seuls compagnons étaient deux bêtes ? Mais il y avait longtemps que Tim avait pris parti de sa solitude, de la simplicité de sa couche et de son ordinaire. Où aurait-il bien pu vivre ?

           De toutes parts s'étendait la lande rase, frémissant sous les bourrasques, mangée peu à peu par la mer insatiable ; de gros blocs de roche humide, vestiges d'anciens effondrements, la parsemaient.

 

          Chaque matin les yeux de Tim se remplissaient du spectacle de l'eau éventrée par les vents, fracassant ses masses orgueilleuses sur les falaises déchirées, se brisant en millions de particules et couvrant les promontoires d'une écume neigeuse. Son vacarme incessant usait les oreilles et les nerfs. Le ciel charriait des rivières de glace grise, et on voyait parfois saigner à travers leurs déchirures le bleu violent de l'azur. Le vent constituait la matière même de l'espace et personne ne se souvenait de l'avoir jamais vu s'essouffler. Tim aimait ce paysage de tourbe noire et de granit liquide qu'il absorbait par tous les pores de son corps robuste et de son âme placide.

  

           Un jour, il eut la visite d'un peintre venu d'Edimbourg, attiré par l'immensité de l'horizon, le camaïeu farouche des verts et des gris, et surtout par le spectacle du géant marin précipitant jour après jour sur les éperons rocheux ses écailles de glace et de plomb. Ce qu'il peignait ne plut pas à Tim, qui pensait qu'il pouvait bien en faire autant et ne se gêna pas pour le faire savoir à l'artiste, les jours où celui-ci plantait son chevalet devant sa maison. Le peintre parut étonné, mais n'en laissa pas moins à Tim un panier plein de tubes écrasés et quelques toiles mal tendues avant de quitter l'île.

 

          « Au revoir, Tim, quelle chance vous avez d’habiter ici, et d’avoir chaque jour devant vos yeux ce somptueux spectacle ! Savez-vous que la mer a toujours été un sujet de fascination pour les artistes et qu’elle a inspiré de grands peintres ? »

Tim n’écoutait pas vraiment, il considérait le panier plein de couleurs, se demandant s’il allait les jeter tout de suite.

« Ah oui ! Je vous laisse ces tubes et ces toiles, je suis sûr que ça vous amusera d’essayer ; nous nous reverrons certainement, mon ami, soyez heureux sur cette île bénie, alors que moi je vais retrouver la vie agité et bruyante d’une cité où vous ne vous plairiez pas. » Et après avoir embrassé une dernière fois de son regard d’artiste les plaines liquides striées de sillons blancs et violets, il se retourna et s’en alla.

 

          Tim remit à plus tard le soin de jeter les toiles et les tubes ; il siffla son chien et partit vers la falaise. La mer, poussée par le vent et la marée montante, jetait sur les roches brisées d’épaisses brassées d’eau et d’écume ; elles semblaient d’abord se recroqueviller sur elles-mêmes, et puis brusquement, elles se divisaient en une infinité de molécules et grimpaient en accélérant et en mordant la falaise, puis s’épanouissaient au-dessus du bord en jets fusants et sifflants. Tim savait que ces vagues étaient redoutables, prêtes à cueillir l’imprudent qui oserait s’en approcher ; il suivait des yeux les diagonales étourdissantes des goélands qui se laissaient glisser sur les pentes du vent, et pensait que la mer, comme un être vivant et royal, réclamait sa part de chair humaine ; c’était juste, tout aussi juste que d’autres événements tragiques qui secouent le monde. Il admirait la puissance de l’océan, et ce spectacle, loin de l’effrayer, renouvelait en lui la source de vie.

 

          Quelques jours plus tard, Tim tomba sur le matériel laissé par le peintre, qu’il avait oublié à côté de sa porte. Il considéra le panier et finit par se dire que, puisqu’il n’avait rien à faire ce jour-là, ce serait en effet amusant d’essayer. Mais le peintre ne lui avait pas laissé de pinceaux ; à ce moment, son âne passa devant la maison, et la vue de sa queue qu’il balançait pour chasser les mouches lui inspira une idée ; au fond, pour un âne, quelques poils de plus ou de moins…Il coupa donc une pleine main de ces poils rugueux et, les liant bien serrés à des rameaux de bruyère, il en confectionna des brosses rudimentaires. Alors Tim peignit.

 

           Il peignait à traits énergiques les paysages qui s'offraient à ses yeux : abris de pierres disséminés sur la lande, rochers auréolés d'écume, barques échouées dans des anses solitaires, falaises tombant à pic dans des eaux de neige fondue. Les couleurs étaient expressives et franches, le trait instinctif et puissant, et il se dégageait en général de l'ensemble une impression de réalité rugueuse et de matérialité palpitante grâce aux contrastes subtils d'une palette où Tim ajoutait des pigments de sa composition, et qui opposaient en des juxtapositions audacieuses le gris de l'ardoise, l'orange de la tuile, le vert poudreux de la bruyère et le bleu de la porcelaine cuite. Mais, surtout, il savait capter la lumière granitique qui vibrait sur le ventre noir des tourbières et les plaines liquides abreuvées de solitude. Tim ne savait pas que son talent venait de son absence totale d’à priori et de conventions. Il peignait avec ses yeux, son cœur, ses nerfs, et sa main était précise.

 

          Parfois, un voisin le surprenait assis sur un rocher, en train de frotter énergiquement les toiles de ses brosses d’âne. Il est vrai qu’on le voyait moins ces temps-ci.

 

          « Ho, Tim, encore en train de gaspiller des couleurs ? Tu devrais t’occuper de tes moutons, j’en ai vu trois tout à l’heure qui se promenaient sur la falaise, aux endroits où la pente est la plus raide, ils se prennent pour des chèvres maintenant, je ne sais pas s’ils vont réussir à remonter ! »

 

          Mais Tim écoutait à peine, tout occupé de sa nouvelle passion. Parfois, sa voisine la plus proche, Mary, venait le voir, pour lui faire un peu de ménage et lui préparer une nourriture digne de ce nom ; elle vivait seule depuis que son mari avait disparu en mer sur son chalutier par une nuit épouvantable d’orage, une de ces nuits qui ressemblent au tumulte de la fin, une nuit sans aucune lueur, quand la tempête roule des blocs d’obscurité les uns sur les autres, avec, de loin en loin, d’effroyables déchirures violacées, comme si le ciel tout entier versait son sang sur la terre. Elle avait accepté son sort, comme seules savent le faire les femmes de marins, pour qui chaque jour vivant est une victoire ; leur attitude n’est pas le fruit de la résignation, mais d’une intuition profonde de la réalité et de ses lois implacables.

 

          Contrairement à d’autres, elle semblait en mesure d’apprécier la peinture de Tim, et restait parfois des heures à le regarder faire, tout en cardant de ses doigts les poils de la queue de l’âne, qui se laissait faire, peu habitué à de telles attentions.

 

          « C’est joli, ce que tu fais, Tim, tu devrais le montrer au maire ou à l’instituteur ; je suis sûre que ça leur plairait. »

 

          Tim haussait les épaules ; il aimait bien Mary, mais il pensait qu’elle disait cela uniquement pour lui faire plaisir.

   

          Quand le peintre revint le voir au bout de deux années, il tomba avec stupéfaction sur l'une de ses toiles, posée contre la fenêtre et séchant au soleil. Elle représentait une barque échouée sur une grève de galets ; à l'avant-plan une lande verte poudrée de bruyère, au fond une mer houleuse, une eau d'ambre bleue ourlée de neige. La barque, couchée sur le côté, présentait une matière remarquable ; on eût dit que ses couleurs, à moitié effacées, avaient été rongées par l'air marin, dévorées par le sel. Par-dessus, un ciel d'ardoise chiffonné par le vent. C'était de la meilleure veine, saisissant de vérité, avec un équilibre merveilleux des couleurs et un sens miraculeux de la lumière.

  

           "Tim, mais c'est extraordinaire ! Savez-vous que vous avez un talent incroyable ? Cette toile est…extraordinaire, je ne sais pas, moi, je n’ai jamais rien vu de tel. Ce n’est pas une représentation de la mer, c’est la mer elle-même, sa matière et son esprit ! J’ai l’impression, en la regardant, de sentir ma bouche se remplir d’écume et de neige glacée, c’est…c’est… Avez-vous peint d'autres toiles ? » L'exaltation faisait trembler sa voix. Devant la maison, l'âne broutait paisiblement la bruyère, la queue au vent. Mais Tim ne montra aucun signe de surprise ou d'enthousiasme en considérant le tableau de son œil placide. Les compliments du peintre ne semblaient pas vraiment le toucher.

 

           "Je peins presque chaque jour, ça me distrait. Quand il fait beau, je m'installe devant la maison et je pense à une chose que j'ai vue le matin ou la veille. Quand une image me plaît, je demande à ma main de la dessiner. Ça, par exemple, c'est la barque du vieux Mac Evans qui avait chassé sur son ancre l'an dernier. Elle avait disparu au large et je l'ai retrouvée hier échouée près de la grotte du Morholt. "

   

          Le peintre eut un vertige ; une toile par jour, cela représentait des centaines de tableaux ! La vision brillante d'une exposition traversa son esprit. Lui, le peintre classique et admiré, parrainant un primitif écossais dans la meilleure galerie d’Edimbourg!

    " Et où sont tous ces tableaux, Tim, j'ai hâte de les voir! "

    " Ce n'est pas exactement comme ça. Quand vous êtes parti, vous m'avez laissé quelques toiles. Je les ai utilisées, et ensuite j'ai repeint par-dessus. J'ai fini par les gratter quand elles sont devenues trop épaisses et elles se sont abîmées, alors je les ai jetées. Il m'en reste deux. "

  

           Le peintre le regardait, hébété. Le vent, saturé de sel et d'odeurs, enveloppait la terre. Des gerbes d'écume jaillissaient au-dessus de la falaise. Une lumière éblouissante cisaillait le ciel chargé de glaces grises qui dérivaient vers l'horizon. L'âne broutait paisiblement en balayant l'air de sa queue rugueuse.

 

          " Venez, je vais vous montrer l'autre, vous pouvez l'avoir, si ça vous amuse, " dit Tim en disparaissant dans la maison.

1er Prix "Jeunes" du Concours de nouvelles du Cercle de la Mer 2018

 

Standard Rolleiflex K2 modèle 621                                                                    par Marie VANOLLI

Standard Rolleiflex K2 modèle 621

 

Une maison en pierres, avec ses murs tachetés de mousse et son toit d'ardoise sombre. Deux enfants qui ne sourient pas, une femme heureuse, un homme à l'air sérieux. Des bosquets d'hortensias bleus.

 

Ma mère était très fière, ce jour là. On venait d'arriver. Après avoir rentré les meubles, elle s'était emparée de mon appareil tout neuf et avait demandé à un des déménageurs de nous prendre en photo, tous, dans le jardin. J'avais protesté, trouvant que c'était du gâchis de pellicule. J'avais eu droit à une baffe. La photo avait été prise et je tirais la tête. Pas seulement à cause de cette histoire d'appareil; j'étais aussi contrarié par tout ce changement. J'aimais bien la ville, et je n'avais pas apprécié que ma mère décide un jour de tout laisser et de partir avec un homme qu'elle nous avait présenté à la hâte. Il était venu manger un soir dans notre petit appartement de Lyon, il avait apporté des fleurs et du dessert. Il paraît qu'ils nous avait adopté, ma soeur et moi. Ce n'était de loin pas réciproque.

Maman nous avait habillé tout spécialement pour cette photo. Une robe très blanche pour Marie, une vareuse pour moi. Ça grattait horriblement, cette saloperie. Je détestais ça. Jean, celui qui nous avait traînés jusque sur cette foutue île, se tenait bien droit dans son caban et ma mère était emballée dans un pull qu'elle lui avait emprunté. Trois boutons à l'épaule. On aurait dit un équipage de matelots, quand j'y repense, et je suppose que c'était fait exprès. Ma mère, qui venait de débarquer dans cet endroit dont elle ne connaissait rien, faisait tout pour se faire accepter des gens du pays, parce qu'elle aimait Jean et qu'en tombant amoureuse de lui, elle avait aussi embrassé sa Bretagne. Elle avait déjà la mer en très haute estime. Moi, je crois que je la haïssais.

 

Des garçons qui courent sur la plage. Culottes courtes, pieds nus sur le sable humide.

 

J'étais couché sur mon lit, à feuilleter un Coeurs Vaillants. Ce devait être au moins la septième fois que je le relisais depuis qu'on était arrivé. Mais je n'en avais pas d'autre. Et je n'avais surtout rien de mieux à faire. Je m'ennuyais dans cette maison où peu de choses me plaisaient: les murs étaient blancs et nus, les placards presque vides et dans le salon résonnait la grosse voix râpeuse de Jean et le rire imbécile de ma mère. Oh et puis il y avait aussi ce chat, Léon. Une boule de poils caractérielle qui avait le coup de griffes facile et généreux. Il était aussi gris qu'un hibou, Jean disait que c'était le vieux loup de mer de l'île. Il m'était tombé dessus pendant mon sommeil, la première nuit. A cet instant là, j'ai eu la peur de ma vie. Sale bestiole. Dès le lendemain, je l'ai retrouvé tous les jours étalé sur mes draps. Il considérait mon lit comme son territoire et je ne pouvais rien y faire sous peine de me retrouver les mains en sang. Je crois que j'ai fini par accepter sa présence.

 

A la page 54, j'en ai eu marre de rester à l'intérieur. Je suis sorti un peu, mon appareil autour du cou. Je me suis assis sur la plage parce que je voulais voir la mer de plus près. Il y avait un groupe de garçons, vers les rochers. Un genre de bande. Trois quatre gars penchés sur leur pêche du jour. Puis un cri porté par la brise, plus loin à ma droite. Un homme qui les appelait. Ils ont accouru; on venait de leur proposer un tour en mer. J'ai appuyé sur le déclencheur, mais je ne sais pas encore très bien pourquoi. Ils avaient l'air heureux, et dans leurs yeux je devinais des endroits qui se trouvaient ailleurs, très loin. Je les regardais passer à travers mon objectif, me cachant un peu. Ils sont montés à bord d'un bateau qui ressemblait à celui de Jean, le Moncorgé.

Jean m'avait plusieurs fois proposé d'embarquer. J'avais toujours refusé. Parce que je n'aimais pas beaucoup Jean et que la mer, c'était son élément. Je crois que ça l'avait un peu déçu. Et puis aussi à cause d'un sentiment étrange que m'inspirait la vue du large. Une vide dans l'estomac, un noeud dans la gorge; ça me clouait à terre. Et si, en allant là bas au large, je tombais à l'eau? L'océan devait être si profond. Et si vaste. Rien à quoi se raccrocher. Le néant total. Mon Dieu ce que notre petit bout d'île, solide, était rassurant.

J'ai vu l'équipage des mousses s'éloigner aventureusement de la côte, tirant sur les bouts et faisant claquer les voiles. Cap sur le grand large! Voir la coque glisser au ras des vagues, portée par le vent, ce que ça devait être beau. Les gouttes salées, le regard explorant un nouveau territoire; rien, plus rien d'autre devant qu'une étendue d'eau infinie. L'horizon.

 

Une longue plage. Un mat, très haut. Un petit gars avec un épi, à côté d'un amas de bouts de bois, de bidons et de cordage.

 

Celle là, c'est Jean qui l'a prise. J'étais à mon bureau et j'essayais de réécrire les leçons que madame Clarival nous donnait dans une des petites classes sombres de l'école Chateaubriand, à Lyon. On n'avait pas l'électricité parce que monsieur le directeur trouvait que ça ne valait pas le charme d'une lampe à pétrole, mais son installation était prévue par le département pour la rentrée suivante. J'aurais bien voulu voir ça.

Ce jour là, il faisait un drôle de gris. Le genre de teinte qui annonce la pluie et qui fait rentrer les gens chez eux, au chaud et de préférence à côté de la radio. Il n'y avait presque personne dehors et c'était très précisément ce qui m'avait donné envie de sortir. Le monde pour moi tout seul. En marchant sur la plage, je distinguai le Moncorgé, tout au bout, amarré à son ponton. La mer et le vent faisaient tanguer le bateau, l'air était froid et lourd de sel. Je regardais l'horizon, fasciné par l'écume; des petits nuages clairs et mousseux sur le haut des vagues. Et donc ça voulait dire que là bas, c'était plein de rochers...? Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai eu envie d'aller voir. J'ai immédiatement fait une descente à la cave pour dépoussiérer les rames; je n'avais aucune confiance en les voiles. Les bigorneaux ont dû me voir passer avec mes deux bouts de bois en équilibre sur les épaules et tout mon barda de vivres et de bouées accroché à mes bras. Arrivé sur la plage, j'avais tout laissé tomber sur le sable. Ça faisait un tas, à ma gauche. Je regardais le Moncorgé au bout de son ponton, et je me demandais déjà comment j'allais pouvoir le détacher. Je n'avais pas entendu le déclic de l'appareil, mais j'avais deviné le cri de Jean, noyé dans le vent. « Oh, Gamin! Qu'est ce que tu comptes faire, là? »

 

Une mouette qui plane au dessus du pont, dans le soleil.

 

Jean avait compris, je crois. J'avais envie de naviguer, maintenant. J'avais envie de voir la mer, et même de la prendre en photo. Je n'avais rien eu à expliquer, mais quelques jours après m'avoir trouvé seul devant son bateau, il m'avait une nouvelle fois proposé d'embarquer. J'avais refusé. Parce que Jean était toujours Jean et que même si son île me semblait de plus en plus agréable, il était toujours le compagnon indigne de ma mère. Elle m'avait ordonné d'y aller. Alors j'étais monté à bord. C'était un dimanche et ma soeur, sans rien y connaître, avait elle aussi décrété qu'il faisait un temps parfait pour naviguer. Je me suis dit que les filles, c'était franchement pas fichu pareil et que ça ne comprenait décidément rien à rien. Jean m'a fait enfiler un gilet de sauvetage à ma taille, et on est parti.

Les vagues n'étaient pas très grandes mais elles étaient très belles. On avançait tout droit vers le soleil, et les rayons filtraient à travers l'eau qui ondulait et s'élevait chaque fois un peu plus haut. Un bleu intense, presque turquoise. Le pont en bois clair et les voiles blanches. Une mouette en plein vol a effleuré l'avant du bateau, je me suis approché doucement. Elle planait là, à hauteur d'yeux. J'ai sorti mon appareil et plongé mon regard dans le viseur: la mouette, le pont, une image baignée de soleil. Clic.

 

« Eh, p'tit matelot, tu veux pas venir m'aider? » Jean tirait avec force sur un bout pour redresser une voile; c'est vrai que les vagues devenait sérieuses. J'hésitai. « Allez viens, si tu veux apprendre comment on fait il faut bien commencer quelque part. Et là, c'est le moment d'être deux. » Il était obligé de crier pour se faire entendre; la mer et le vent commençaient à devenir assourdissants. Je restai planté sur place. En fait je crois que j'avais un peu peur. Peur que par ma faute, si je me trompais dans un noeud ou ne tirait pas assez fort, on ait un problème. Les choses devenaient sérieuses. « Fais moi confiance, mon p'tit gars, et viens tenir ici! » Cette fois-ci c'était un ordre. Je détestais ça. Mais je me mis tout de même à bouger. Ca commençait à drôlement tanguer, à bord. Au fond, le ciel était noir et ça ne présageait rien de bon. Jean entreprenait les manoeuvres pour rentrer sur l'île, et je longeai le pont pour aller voir à l'avant du bateau. « Non, ne... » La coque pencha brusquement et je perdis soudain l'équilibre. Je battais des bras pour essayer de me rattraper mais je sentais quelque chose de différent dans ma poitrine: je volais. Juste en dessous, l'océan, sombre. L'océan. Instantanément, le froid m'attaqua la peau. L'eau m'entourait de partout, elle envahissait ma bouche et mon nez et mes poumons. Je battais encore des bras pour remonter à la surface plus vite et recrachait les litres de sel qui m'avaient incendié la gorge et l'estomac. Je flottais enfin. Et c'est là que je redressai mon regard pour chercher le bateau. Une masse noire s'élevaient devant moi, comme un mur qui grandissait, et elle avançait, vite, si haut, si proche! Mon Dieu, la houle était si immense vu depuis la surface que je croyais que j'allais mourir avalé par les vagues gigantesques. J'étais minuscule, perdu parmi les creux énormes de l'océan. Et puis soudain je réalisai la profondeur sous mes pieds, des centaines de mètres peut être, grouillants d'animaux affamés et invisibles dans les ténèbres de l'eau. Mon coeur s'emballa encore plus et je perdais mon souffle. Je suffoquais. Quelque chose s'abattit à ma droite et je fis un violent mouvement de jambes en sursautant. C'était orange, et ça flottait à la surface. Une bouée! Je me débattis comme je pus pour avancer et l'attraper. Elle était reliée à quelque chose et elle avançait indépendamment des ondes. Je m'accrochais de toutes mes forces et en tournant mes yeux je le vis: le Moncorgé avec ses voiles blanches découpées dans un ciel de charbon. Jean tirait comme il pouvait et une fois ramené au bateau, il me hissa par dessus bord et m'étala sur le pont. J'étais à bout de forces et de nerfs. Je fermais les yeux. « C'est pas grave... » Je m'assis péniblement pour m'accrocher à quelque chose, ça tanguait toujours. « Ca va? » J'acquiesçai en silence. Il me regardait d'un air inquiet. « Plus de peur que de mal, comme on dit ... Mais on va quand même rentrer. La mer est mauvaise et y'a un grain qui se prépare. » Au loin je voyais à nouveau l'île, et les mouettes qui tournoyaient au dessus du phare.

En arrivant vers le ponton, il ne me demanda pas de l'aider à attacher les voiles. Il comptait y retourner tout de suite après m'avoir posé. Il sortit mes affaires de la cabine. « Eh, même si t'as un peu bu la tasse, c'était bien pour une première sortie en mer, non? » J'étais toujours assis à l'avant. Je levai les yeux vers lui. Il tenait mon appareil.

 

Un petit gars en tailleur sur le pont d'un beau bateau, ébouriffé et encore trempé. Un regard noir, de la haine pure.

 

Je pris mes affaires et remis les pieds à terre. Jean repartit en mer. Au large l'orage grondait et je revis la vague immense s'élever. Il m'avait emmené naviguer parce que je l'avais demandé. J'étais tombé à l'eau et il m'en avait tiré. Après m'avoir repêché, il s'était inquiété. Et je ne l'avais pas remercié.

 

 

 

Ce soir de tempête fut le dernier où nous vîmes le Moncorgé. Ma mère, après plusieurs mois d'inquiétude, avait cédé au désespoir et elle décida de rentrer à Lyon. Il y avait beaucoup de brouillard le jour où nous sommes partis. Je crois que je pleurais un peu, mais mes larmes étaient noyées dans le vent salé. La ville était aussi poussiéreuse que lorsqu'on l'avait quittée. Je fis développer la pellicule dans le petit magasin qui se trouvait à côté de l'école Chateaubriand. Dessus, il restait une photo à prendre.

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