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CONCOURS DE NOUVELLES
CERCLE DE LAMER
LORIENT - BRETAGNE SUD

TEXTES PRIMES AU CONCOURS 2025

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Alice CRABIERES

TEMPÊTE : ANATOMIE

 

L’univers avait traversé une sérieuse crise, laquelle avait surpris tous les experts et engendré le chaos. Depuis, sa dernière Cheffe en date, Dieuse, d’abord respectée comme un prodige d’énergie de vingt-trois ans, avait vu sa jeunesse se dresser contre elle, et, quoiqu’elle fût maîtresse de la création, l’opposition céleste l’humiliait en la traitant à l’envi de débutante. Nombre d’élus prétendait notamment que Dieuse devait le pouvoir à un vote truqué. Enfin, au dire des malveillants, la jeune dirigeante ne disposait pas de la carrure nécessaire pour donner corps, seule, à des projets ambitieux. Dieuse l’entendit et riposta : le déclenchement d’une belle tempête, qui assoirait son autorité et dont pâtiraient ces trublions d’humains en bas sur terre, se trouva arrêté par ses soins. Mise en œuvre par son équipe, Vent surtout, mais également Orage, Nuages et Pluie, la fameuse tempête devait éclater dans les trois jours. Tout le personnel subalterne des cieux était sur les dents, tandis que la Cheffe, elle, jouait crânement sa place : on allait voir !

 

              L’intempérie se trouvait prévue pour le vendredi, vers vingt-trois heures, sous l’entière responsabilité de Dieuse. Cette manifestation climatique avait pour but déclaré de mettre à mal les sept milliards de terriens auxquels la Cheffe courroucée reprochait leur arrogance et leur cupidité : des fléaux, vitupérait-elle, et qui endommagent notre galaxie. Pour elle, l’objectif restait clair : il s’agissait d’enseigner l’humilité à cette humanité irresponsable, et du même coup d’asseoir sa propre autorité.

 

              Aussi fallait-il mettre toutes les entités naturelles du côté du pouvoir, y compris Soleil, qui accepta de se cacher temporairement. Oui, le concours de tous s’imposait. Or il advint, pendant les préparatifs, que Dieuse impatientée échangeât des paroles aigres avec Vent : ce dernier fou de colère quitta les cieux en claquant la porte, faute d’obtenir la reconnaissance qu’il désirait. Son irritation affecta la Cheffe suprême de l’univers : comment assurer la bonne marche des Nuages dans la dépression prévue, à présent ? Surtout, qui provoquerait de puissantes bourrasques, qui soufflerait assez fort pour occasionner de multiples dégâts, pour mettre des vies en péril ? Vent demeurait indispensable ; j’aurais dû le savoir, songea-t-elle dépitée. Il ne lui restait plus qu’à faire amende honorable.

 

              Peine perdue : s’enquérant du fâcheux auprès de son équipe, Dieuse apprit que ce dernier s’était mis en grève, et sans limite ! La Cheffe ne s’était pas attendue à cette impertinence et se trouva embarrassée. Mais de cela le rebelle n’avait cure : à présent oisif, il s’apprêtait à rejoindre le littoral italien, pour quelques jours de retraite loin de tous. Nul ne put le retenir, ni par cajolerie, ni par menace : il partit. Que faire ? Dieuse fit profil bas, réfléchissant : la tempête imminente, les humains à mater… Comment attirer Vent de nouveau parmi ses collaborateurs, comment l’arracher rapidement à la plage de rêve qu’il n’avait choisie que pour y bouder ?  

 

               Le menton dans la main, la Cheffe esquissa enfin un sourire, semblable à une jeune femme rouée s’apprêtant à mystifier son prochain. Elle amènerait à Vent ce à quoi il ne pourrait résister : l’amour. Oui, le cœur pris, il oublierait ses griefs professionnels, fonderait un foyer, au sein duquel il développerait ce sens des responsabilités qu’on prête à l’âge adulte. Fini alors de se montrer capricieux : chargé de famille, il travaillerait d’arrache-pied, avec sérieux et compétence. Dieuse, appuyée sur lui, pourrait ainsi donner corps à sa vision de l’univers. Oui, l’amour restait une bonne idée, mais…  L’amour de qui donc ?

 

               Incertaine, la Guide suprême fit appel à ses conseillères, et mit au point, grâce à elles, une stratégie. Après s’être intéressée à bien des demoiselles, elle jeta son dévolu sur la jeune Brume, fille de Cumulus. Ça n’était pas une intelligence ; cependant, à la fois vaporeuse et éthérée, dansante et onduleuse, elle saurait séduire, à n’en pas douter. Un plan fut ourdi : il aboutit à ce que Brume, parée et parfumée, gagnât rapidement et nuitamment le Sud et la résidence estivale de Vent, lequel goûtait au farniente ; sur place, elle enveloppa celui-ci de ses bras duveteux. Dès lors tout fut dit. Tiré de son premier sommeil, Vent ne résista pas : il fut conquis par la jeune Brume avant d’avoir pu dire ouf. L’amour, aux yeux de ce maître de l’air ? Il avait nom ce voile gracieux et impalpable, léger comme la brise qu’il soufflait en été, dans lequel il pouvait enfin oublier, sans même s’en rendre compte, ses conflits et ses devoirs, et toutes les tempêtes du monde…

 

              Mais voilà : Brume possédait, outre sa beauté, un bon sens qu’avec prudence elle finit par déployer. Elle fit d’abord un éloge sincère mais mesuré de Dieuse. Puis, enhardie, elle alla jusqu’à gourmander son amant, soulignant que grogner ne menait à rien, que mieux valait travailler, gagner de l’argent, l’amour pas plus que la paresse n’ayant jamais nourri personne. Et puis, prêcha-t-elle sagement, la passion, ça va, ça vient… Vent écoutait sans mot dire, nerveux. Il pensait en son for intérieur que Brume avait déniché un bel et jeune autochtone, qu’elle aimait davantage, malédiction ! Atteint dans son orgueil de mâle, il exhala un souffle plein de réserve. Alors Brume changea de tactique et brandit le cahier des charges de la tempête décidée, que Dieuse lui avait remis, et qui détaillait les tâches de Vent. Il y aura une coquette prime de résultat, susurra-t-elle : et elle roucoula, chantonnant, sur un refrain de miel, des mots non plus d’amour, mais d’argent, pour reconnaître, rougissante et mutine, qu’elle avait envie de ça, et puis de ça, hélas trop cher pour elle seule…

 

              Vent oscilla alors entre Amour et Travail. Et pour cause : Brume était sans conteste agréable, davantage que son métier à lui. Certes, il avait trouvé sa harangue pénible, mais la douce avait raison, l’argent ne venait pas par magie. Sous peu les fonds manqueraient, il devrait alors mettre un terme à son agréable villégiature. Une conclusion déplaisante quoique incontournable s’imposait : reprendre le travail, ployer sous le labeur. Tel était son devoir, après tout. Faisant preuve de bonne volonté, mais sans joie, il feuilleta le fameux cahier. Il y était question d’un ouragan en Amérique, d’un tsunami dans la lointaine Asie, avec des vagues de hauteur démesurée : un phénomène rare, un grand évènement, à n’en pas douter. Vent fronça les sourcils : compte tenu du niveau d’exigence du projet, un travail colossal l’attendait, et il y aurait sûrement de nombreux décès à déplorer. Certes, mais quel avancement pour sa carrière ! Ébranlé, Vent se tourna vers Brume :

 

              Si je me charge du job, Brume, alors que je t’ai juré m’occuper de toi, tu m’approuveras ?

 

              Brume sourit, sans rien dire. Sa mission était accomplie : elle disparut donc, hop ! dans les airs. Vent n’en crut pas ses yeux : sa charmante, évanouie ! Pensant à un jeu, d’abord il l’appela, puis en vain la chercha dans toutes les pièces. Ses craintes étaient justifiées : en tant que maître des airs, il n’ignorait pas que la fille de Cumulus pouvait comme lui se désintégrer sans coup férir. Bredouille, esseulé, en proie au chagrin, il finit par se résigner, par comprendre que jamais il ne la reverrait, et qu’elle l’avait joué.

 

              De l’amour il ne restait donc qu’un souvenir impalpable, et de son rôle, eh bien… Une opération d’envergure l’attendait, on le sommait de l’accepter, moyennant salaire. Lui songeait à abandonner son gagne-pain : mais de quoi vivrait-il, ensuite ? Allons ! Vent ne savait que souffler, plus ou moins violemment. Sa profession, au fond il l’aimait, et il allait -c’était dit- faire en sorte que la tempête soit un succès. Cela le mettrait en position de force pour négocier avec Dieuse.

 

              C’était la sagesse, mais non la gaieté. Vent poussa un énorme soupir, et ce faisant détruisit de son souffle un mur de la charmante villa qu’il occupait. Zut, pensa-t-il ; et puis -ce fut plus fort que lui- il souffla derechef. Ça le consolait un peu, ce petit jeu, cloison après cloison, rien qu’en expirant de l’air. Or soufflant, soufflant de toutes ses forces, il réveilla peu à peu les nuages ouatés et somnolents qui, devenant fort sombres et marbrés d’éclairs aveuglants, entrèrent en scène en grondant. Ainsi s’amorça la tempête attendue au plus haut, et déclenchée, mais quelle importance ? Avant la date fixée.

 

              Vent œuvra tant et si bien cette nuit-là, et les deux jours suivants, qu’à la troisième aube il se trouva épuisé. Cependant, trônant sur l’univers, Dieuse se dit satisfaite et approuva l’ensemble des dégâts terrestres. Elle aurait même félicité son subordonné, si l’opération n’avait pas eu lieu au mépris du calendrier voté. De cela jugée responsable, comme du coût de l’opération qui n’était, au fond, qu’une simple question de prestige, Dieuse fut huée et rapidement mise en minorité par ses détracteurs majoritaires qui, coalisés, firent en sorte que sa tête tombe. Alors destituée, Dieuse fut remplacée par… Vent en personne, poussé au sommet par un front de partis d’opposition.

 

              C’était inattendu, même pour lui. Il régna pourtant en Maître, plus longtemps que Dieuse qui s’éteignit oubliée de tous. A son poste prestigieux, Vent, ignorant des phénomènes météorologiques modernes qu’engendrait le réchauffement de l’univers, délégua d’abondance. A la longue, il ne fit même plus rien, rien que songer avec amertume qu’il était comblé, certes, mais que la petite Brume… lui manquait.

 

              Drôlement.

 

              Heureusement, il était dieu de ressources. Ainsi, avec une pensée émue pour sa jeune amante, il finit par se secouer : le pouvoir a du bon, que diable !  Appuyant sur l’une des touches de son téléphone, il convoqua un équipier. A celui-ci, il déclara, superbe : 

 

              Vous allez m’organiser une tempête ; une bonne tempête.

Photo Jacques Dupuet 2ème Adulte.jpg

Jacques DUPUET

 

ETA LE HAVRE

 

C’était la fin de son quart, quatre à sept. Alexandre Beauvrin, le second capitaine, achevait de remplir le journal de bord. Vent NNW, force 7 à 8, mer forte, tangage, fatigue du navire et de la cargaison, ciel clair, bonne visibilité. Les deux-mille-cinq-cents chevaux de la machine peinaient à propulser le Turkheim, un vieux Liberty qui avait fait la guerre.  Même pas huit nœuds. Si le vent fraichissait encore, on tomberait à 5 voire moins.

         - Qu’est ce qu’il a le « vieux » en ce moment ? Il est d’une humeur massacrante depuis plusieurs jours. Hier, il m’a vexé. Après la méridienne, il m’a demandé si j’étais sûr de moi.  Six mois que je suis son premier lieutenant ! Huit ans que je fais ce métier. Jamais aucun commandant ne pas m’a posé une telle question. D’un seul coup, il n’a plus confiance ?

Tout juste arrivé sur la passerelle, le premier lieutenant relevait le second capitaine qui achevait de lui transmettre les consignes : Route au Nord, cap au compas 359°, déviation 1°. Pas de navire en vue.

Le « Vieux », c’était Jean-Marie Riou, le commandant. Il avait la réputation d’un homme calme, bon marin, bienveillant avec ses officiers, généralement aimé de ses équipages.

Le premier lieutenant n’avait pas l’habitude de parler ainsi du commandant. Sa question était le signe que quelque chose n’allait pas. Le second, lui non plus ne se permettait pas, surtout devant un subordonné de critiquer son supérieur. C’est avec réticence qu’il consentit à admettre qu’il avait également constaté l’humeur de plus en plus maussade du commandant.

       - Ne le prenez pas pour vous. C’est la vitesse que vous aviez calculée qui le chagrinait. Il m’a fait à peu près la même scène ce matin. J’achevais de calculer mon point d’étoiles quand il est monté. Habituellement, quand il voit que je n’ai pas fini, il redescend. Il sait bien que c’est désagréable d’avoir quelqu’un derrière son dos quand on fait ses calculs. Aujourd’hui‘, il est resté à faire les cent pas. Et quand il a vu le résultat et que la vitesse était tombée à moins de huit nœuds, j’ vous dis pas ! Il n’a pas osé mettre en doute mon résultat, mais c’est le chef mécanicien qui s’est fait accuser de vouloir faire des économies de combustibles.

        - C’est ridicule, il sait bien que sur un Liberty, quand la mer est forte, c’est toujours comme ça. 

          - Oui, mais ça s’ajoute à une série de contrariétés.

          - Pourquoi ? On a fait un bon voyage, sans incident. On a un beau chargement.

 

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Les Liberty ships, des navires construits en grande série durant la deuxième guerre mondiale pour acheminer en Grande Bretagne tout le matériel nécessaire au débarquement en Normandie. Après guerre les grandes nations maritimes dont les flottes avaient été détruites en acquirent de nombreux. Près de 70 pour la France que l’on retrouva dans toutes les grands armements.  

La « méridienne ». Avant l’utilisation du GPS et au temps de la navigation astronomique, la « méridienne » était le point astronomique de référence.  C’est la mesure de la hauteur du soleil au dessus de l’horizon à son passage au méridien supérieur, pratiquement identique à sa culmination. L’observation en est facilitée. Faite traditionnellement par deux lieutenants, elle constituait presque une cérémonie.

    - Vous avez raison. C’est depuis Abidjan qu’il fait la gueule. Quand il a reçu de Paris la notification que l’escale de Bordeaux était supprimée et que le premier port de  retour serait Le Havre, il a presque piqué une crise.

         - Il n’est pas Bordelais, que je sache. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Un jour de voyage de plus !

         - Je n’ai pas réellement compris. Mais plus tard, il a fait une scène à l’agent de la compagnie. Une engueulade pour un lot de café d’un gros client livré en retard et qui nous a fait perdre une demi-journée. Et maintenant la météo qui annonce du très gros temps dans le Golfe.

         - Il n’a pas peur d’une tempête ! Il en a vu d’autres dans sa carrière ! Rien qu’au dernier voyage.

          - Vous avez raison. Je ne comprends pas.

Deux jours plus tard, le Turkheim remontait lentement, au large des côtes du Portugal, vers le golfe de Gascogne. Jean-Marie Riou avait examiné longuement la courbe du baromètre enregistreur de la chambre des cartes. La chute était spectaculaire. De retour sur l’aileron de passerelle, il observait la mer, devenue grosse avec des vents de force 8 à 9 et un ciel très chargé. Il avait perdu son âme d’enfant depuis bien longtemps. Dans une masse de nuages, là où d’autres voyaient des hordes de cavaliers sauvages, des femmes échevelées ou des sorcières chevauchant des balais, il n’avait jamais vu que quelques sommets de montagnes enneigées, voire  de simples choux fleurs. Même enfant, il n’avait jamais eu d’imagination. Il n’était ni rêveur ni poète. Il était marin. Depuis son entrée dans le métier, le ciel était devenu un objet d’observation. Des filaments très hauts dans le ciel ? Des cirrus annonciateurs d’un prochain front froid. Un ciel moutonnant assez haut dans le ciel ? Des altocumulus, signe d’un futur changement de temps. Ce jour là, les stratus qui défilaient au ras de l’horizon n’annonçaient rien de bon. Ce n’était que la confirmation du bulletin et de la carte météo que le radio lui avait apporté. Tempête force 10 à 11 dans le golfe de Gascogne. Se tournant vers l’homme de veille, il grommela :

       - Dites au second que je l’attends sur la passerelle.

Alexandre Beauvrin ne tarda pas.

-          Vous m’avez demandé, Commandant ?

-          Vous avez vérifié le saisissage de la pontée ?

Surpris, presque indigné par une telle question, qu’il prenait presque pour une insulte, tant il avait prouvé tout au long du voyage qu’il connaissait son métier, Beauvrin eut du mal à réprimer le « évidemment » qui lui brulait les lèvres. Par respect pour le commandant qu’il aimait bien et pour ne pas aggraver sa mauvaise humeur dont il ne parvenait toujours pas à comprendre les motifs, il se contenta d’un :

          - Oui, Commandant. On a fait un tour complet avec le bosco. C’est à peine s’il a fallu resserrer un ou deux ridoirs. Nous avons aussi vérifié les ancres. Elles sont bien saisies, les stops-chaines bien en place.. Nous en avons profité pour faire le tour des magasins. Tout est bien arrimé. Les contre-hublots sont en place, oreilles bien souquées. Nous sommes parés.

          - Au carré, les violons sont en place ?

          - Le maître d’hôtel était en train de les installer.

          - Je crois que nous allons essuyer une très grosse tempête. Dans le golfe, la vitesse va tomber à moins de cinq nœuds. On va  encore prendre un jour de retard supplémentaire. On n’arrivera pas vendredi ni même samedi.

          -  Il n’y a plus qu’à rectifier notre ETA Le Havre. Ce n’est pas un drame !

          -  Ah ! Vous croyez !

Le ton était si violent qu’il laissa le second médusé. Puis, un court instant plus tard, de la voix lasse, découragée de celui qui après avoir lutté s’avoue vaincu et regarde la vérité en face :

        - Je n’étais pas là à sa naissance, je n’étais pas là à sa première communion, je n’étais pas là pour la soutenir quand elle passait ses examens, je n’étais pas là pour fêter ses succès et je ne compte pas les bougies d’anniversaires qu’elle a soufflées sans moi, ni tous ces matins de Noël où je n’ai pas vu sa joie quand elle déballait ses cadeaux. Alors annoncer aujourd’hui à ma fille que je ne serai pas là pour son mariage … Si ! Croyez-moi. C’est un drame !

 

 

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Les violons sont des cadres en bois que l’on place sur les tables du carré les jours de mauvais temps. Ils sont compartimentés pour assiettes et verres et évitent les bris de vaisselle.

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Patrick PETOT

« Avant la tempête »

« Enfin, dit le jeune homme en se parlant à lui-même, quelque chose va arriver. Ici, il ne se passe jamais rien et moi, j’aspire à du nouveau. On annonce une tempête, bien, bien. Je me sens dans la disposition d’esprit d’un Chateaubriand : " Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie…" Enfin, du nouveau, du nouveau ! »

  Il longeait machinalement le quai en direction du port de pêche lorsqu’il se rendit compte que la nuit tombait. On était au tout début du printemps où les journées sont encore courtes. Pas un chrétien à l’horizon. Il aperçut l’enseigne lumineuse du Café de la Marine et décida d’y pénétrer.

  Il fut saisi par la chaleur et par le brouhaha qui l’enveloppèrent dès qu’il eut poussé la porte. Des hommes rudes, au verbe haut, vêtus de bleus de travail, occupaient plusieurs tables et jouaient bruyamment aux cartes. D’autres, accoudés au bar, buveurs intrépides, discutaient entre eux. Pas de doute, on était vraiment dans un établissement de marins. La clientèle l’attestait de même, s’il en était besoin, que la décoration : tableaux aux murs représentant des chalutiers, filets de pêche étendus au plafond et derrière le comptoir un superbe albatros naturalisé, ailes déployées, fixant la salle de ses yeux vitreux et, de l’autre côté, un fou de Bassan empaillé, le bec en l’air, sur la grande cheminée condamnée.

  Personne ne lui prêta la moindre attention lorsqu’il prit place à l’unique table libre au fond de la pièce près d’un poêle électrique imitant tant bien que mal une flambée de bois.

  Soudain, la porte du café s’ouvrit, laissant apparaître un homme en ciré jaune, à l’allure massive, la cinquantaine, les cheveux grisonnants dépassant de sa casquette de marin, qui déclara à la cantonade :

  « Alerte rouge. La tempête Drakkar arrive. D’après la météo, elle sera sur nous en fin de nuit. On annonce des vents à plus de 120 kilomètres heure. Arrimez solidement vos embarcations. On prévoit des vagues qui risquent de submerger le quartier du port. Les restaurateurs et les commerçants du front de mer sont en train de remplir des sacs de sable. On demande des volontaires. »

  Cette annonce entraîna un bel élan de solidarité. Le café se vida en un instant. Il ne resta bientôt plus qu’un vieux loup de mer moins rapide que les autres qui  l’interpela :

  « Alors toi, garçon, tu ne viens pas donner un coup de main ? »

  La patronne, forte femme, familière du monde de la mer, crut bon d’ajouter :

  « Monsieur est sans doute trop délicat pour ce genre de travail. Ça lui écorcherait ses blanches mains. Ici, on sert des hommes, des vrais, pas des mauviettes, des minus, des ramollis, des fainéants, des parasites, des …. intellectuels ! »

  Sans se démonter, le jeune homme répondit qu’il était entré dans le café pour boire quelque chose et qu’on n’avait toujours pas pris sa commande. Il irait rejoindre les autres quand il aurait été servi. Cette réponse cloua le bec de la   tenancière qui repassa derrière son comptoir pour préparer le thé que son client lui avait demandé.

  « Monsieur veut peut-être des biscuits avec son thé ? »

  Avec flegme le jeune homme répondit qu’il ne souhaitait pas de biscuits mais apprécierait une rondelle de citron. Décontenancée par l’attitude peu ordinaire de ce client, la patronne obtempéra.

  Son thé bu, le jeune homme paya et sortit.

  Sur le quai, une petite foule s’était rassemblée. Un camion rempli de sable avait déversé sa benne. Les plus vaillants s’activaient. Les autres, de loin les plus nombreux, les regardaient en faisant des commentaires.

  Une 4 L arriva en trombe sur le quai. Son chauffeur lança l’alerte. On avait repéré près des parcs une camionnette immatriculée en dehors du département. Il fallait s’assurer qu’on n’avait pas affaire à des voleurs : 

  « On nous a fait le coup avant la dernière tempête. On a perdu pas mal  d’huîtres. Qui vient avec moi ? »

  Trois costauds s’entassèrent dans le véhicule qui démarra dans un âcre nuage de fumée grise.

  Constatant qu’on n’avait pas vraiment besoin de ses services, le jeune homme s’en retourna au Café de la Marine où quelques nouveaux consommateurs s’étaient attablés. Il reprit sa place près du poêle électrique et tira de la poche de son caban un carnet sur lequel il commença à écrire. Il commanda un autre thé citron que la patronne lui apporta en maugréant au moment où s’en revenaient les hommes qui étaient allés prêter main forte.

  « J’en ai connu, moi, des tempêtes, sur terre comme sur mer et croyez-moi, on a beau faire, ça ne se passe jamais comme on a prévu », déclara un homme mince portant un chandail de marin.

  « On en tous essuyé, ajouta un autre. Après tout, c’est la routine. Reste à savoir si on reste dans la norme ou si on doit affronter un épisode exceptionnel. La météo exagère toujours. On verra bien combien de foyers seront privés d’électricité. C’est encore le meilleur moyen pour évaluer la force de la tempête. Le reste … »

  Les quatre occupants de la 4 L qui étaient allés surveiller les parcs à huîtres entrèrent bruyamment.

  « Fausse alerte, déclara le conducteur : la camionnette suspecte appartient à un mareyeur de chez nous. Il est venu vérifier que tout allait bien dans son parc. Nous voilà rassurés. »

  Et il commanda à boire pour ses compagnons.

  Dans la salle surchauffée, il n’était question que de tempêtes : celle qui était annoncée aussi bien que celles que les uns et les autres avaient vécues.

  Un marin encore jeune mais qui avait déjà pas mal bourlingué se souvenait d’un grain redoutable au large d’Ouessant. Un autre, d’un coup de tabac mémorable dans le Golfe de Gascogne. Un autre encore évoquait un péril auquel il avait échappé en mer d’Iroise. C’était à qui avait surmonté les éléments les plus déchaînés, les vents les plus extrêmes, les conditions les plus contraires.

  Dans son coin, le jeune homme écrivait sur son carnet.

  Qu’écrivait-il ?

  Un jeune marin entra dans le troquet, tout guilleret. C’était le fils de la patronne. Il vint embrasser sa mère derrière le comptoir. Il aperçut le jeune homme aux blanches mains et alla à sa rencontre au moment où ce dernier se levait pour partir. Ils discutèrent un moment. Le nouvel arrivant revint vers sa mère qui l’interrogea :

  « Tu connais cet étranger ?, lui demanda-t-elle.

  –  Si je le connais ? Nous étions dans la même classe au lycée à Lorient. Il a un poste important à la sous-préfecture. Il est en mission d’inspection. Il est chargé de l’évaluation des dégâts pour d’éventuelles indemnisations de l’État. Mieux vaut être en bons termes avec lui et le caresser dans le sens du poil. »

 

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Bernard HUMBERT

 

- Ô grand Jupiter ! - O grande luppiter ! - Daigne te pencher sur notre humble embarcation ! – Dagnetus at pencham surem humilis navis noster! Les voix faisaient vibrer la coque. On avait quitté Agon notre port d’attache depuis deux bonnes heures. Toutes voiles dehors, on faisait du surplace. Alex, mon capitaine, gueulait une incantation, son ami Romain la traduisait illico en latin de cambuse. - Ô Dieu tout puissant ! - O Deus omnipotens !Vois comme nous peinons à avancer sur cette mer d’huile ! - Viste como nos
peinam advantus on questa mare ad oelis!
Des incantations pour rire qui intriguaient les mouettes. Sans pour autant inquiéter Brice le frère aîné d’Alex en train de cuver dans le hamac une biture aux mojitos.
L’idée de la sortie en mer était d’Alex. Elle lui était venue au saut du lit. La météo marine secteur Manche ouest s’annonçait plutôt clémente pour une fin août. Cap donc sur les Iles Chausey. Deux heures et demie de route. Escale sur la grande île. Pique-nique et bronzette sur la plage de Port-Marie. Retour en fin d’après-midi. Un programme pépère.
Rien ne se passera comme prévu. Vlaouf, schlaf, chtrac : la façon brusque avec laquelle, au lever du soleil, on avait arraché ma bâche en deux temps trois mouvements aurait dû m’alerter. Mais cet abordage matinal me sortait d’un coma de six mois. Une fois passés la surprise et l’éblouissement des premiers rayons, je jubilai. J’allais pouvoir quitter la cour de ferme. Laisser me mettre les voiles. Me dérouiller la dérive et le gouvernail.

Pour commencer, il en a fallu des mains et des jurons pour me hisser sur le chariot
du voisin ! Ensuite est venue ma déambulation sur le Ferguson à travers Agon et
Coutainville. Le rituel des vacances. Les regards curieux me remplissaient de
considération. Emergeant de la fumée d’échappement, moi,
Martin-Eden, dériveur de six mètres, je paradais en centre-ville comme un vainqueur de régate. Sans attendre notre retour. La gloire avant l’heure en somme, fallait oser. Mon déchargement en bout de plage laissa des traces. Un geste maladroit et mon étrave égratigna une jambe de l’ami Romain.
Sentence du capitaine : Ce sang qui coule, c’est le métier de matelot qui rentre ! Un baiser sucré de la belle Lydia en guise de pansement et l’incident fut clos.

 

  Dimanche 24 août 1986, saint Barthélemy, 8h30 tapantes : mise à l’eau, ciel azur, soleil à moitié réveillé, air immobile. Tout portait au farniente. Alex s’exerça à rudoyer ma  barre : non, je n’avais rien perdu de mon écoute ni de mon mordant. Tout juste des petits remous fabriqués dans une mer indolente. Prémices d’une houle parfaite pour me rincer la coque. Et pour précipiter par-dessus bord le petit déjeuner des invités. Une gerbe commune en guise de bizutage. Pendant ce temps, Brice, passablement embrumé, continuait à tester le hamac. Moi, j’avais des fourmis dans la quille. Vers les 11h au soleil,  on atteignit la zone de la Roque, en face des derniers bouchots. Péniblement. Je me sentais le ventre lourd. La cale repue de parpaings. Et la pointe d'Agon collée à mes basques. De quoi déprimer. Heureusement, de nouvelles incantations s’élevèrent vers Jupiter. Celles- ci surjouées : - Puisses-tu inciter Neptune et Aquilon… ! - Potes incitare ad Neptunium et Aquiloniam… - … à nous aider à accomplir notre merveilleux périple ! – … adjudare at cumpliramus magnum odyssae noster!
  Nos deux tourtereaux avaient repris des couleurs. Du reste, Romain, qui commençait à trouver le temps long, avait sorti je ne sais d’où son nécessaire à peindre. Deux ou trois passages de mouettes plus tard, il avait torché une aquarelle. Sa bouffée créatrice assouvie, l’artiste se devait de rendre grâce à sa muse. Le couple s’ingénia à trouver la position idéale lui assurant à la fois étreinte et équilibre. Lassés d’être ballottés comme des meubles mal  amarrés, ils optèrent pour une posture inédite : lui, assis à l’extérieur de ma cabine, jambes pendantes à l’intérieur; elle, debout sur mon plancher, les bras soudés à son homme. Étrange étau qui n’ira qu’en s’intensifiant.
  Pour le moment, la mer me faisait des risettes. Dans les années soixante où je hantais le secteur avec le père d’Alex - amateur mais vrai loup de mer - j’avais fini par avoir la proue affûtée. Par mémoriser les bancs suspects, les récifs sournois. Par traduire les ordres gueulés comme le moindre chuchotement. Par me forger une coque robuste et
ultrasensible. Et par tisser un lien de confiance aussi solide qu’une bonne drisse. Avec son fils à la barre, c’était une autre paire de manche. Je devais  veiller au grain. Doué, le gamin pouvait se montrer téméraire.

  Aux environs de midi, naissance de vaguelettes mais pas de déferlantes. Je me hâtais lentement au-dessous des cinq nœuds. Une légère lassitude s’installait. Les incantations perdaient en humour potache. A la hauteur des bancs de la Catheue, il se passa enfin quelque chose. Une première réponse divine ? Sous l’effet d’une vraie brise, les vaguelettes
déferlèrent et formèrent des moutons. Le plafond s’obscurcit. Une main géante avait tiré un grand rideau opaque. On n’était qu’en tout début d’après-midi et il faisait quasiment nuit. Mes voiles claquèrent juste assez pour sortir Brice de sa léthargie ronflante. Passant de bâbord à tribord, flirtant avec la bôme, ne sachant plus où donner de la tête ni des bras, Alex exultait. Il pouvait enfin chasser sa frustration. Jouer au marin.

  La pluie s’ajouta au tableau. Dans la cabine, l’étau s’était resserré d’un cran. Les amoureux avaient du mal à se mettre au diapason de l’équipage. Ils finirent par exprimer tout haut leurs inquiétudes. Mon accélération tant espérée leur secrétait des questions teintées d’adrénaline, du genre il n’y a qu’un gilet de sauvetage pour quatre, tu crois que c’est normal ? Ou bien J’ai l’impression qu’on est encore loin d’arriver sur l’île ; or il est déjà tard, non ? Des questions comme si je les leur avais soufflées. Car, même si je me délectais à creuser mon sillon dans un bain d’écume, je n’en pensais pas moins. Et lorsque Brice ressuscité, nu et luisant, en équilibre instable sur le toit de ma cabine, cria des insanités qui se perdaient dans les embruns, j’ai eu mal à mon mat. Pareil plus loin en saisissant ce dialogue entre les deux frères :  Brice, ça devient limite pour atteindre le chenal du Sound, non ? - Eh, couillon, fallait prendre le moteur! Avec, on affrontait les courants
avant la nuit sans risquer de nous fracasser dans les rochers, pardi ! Chausey, mon canard,
 c’est cinquante-deux ilots à marée haute ! Des centaines de récifs prêts à nous écrabouiller !
Et autant de homards prêts à se gaver ! - C’est bon, je suis au courant ! - Et il compte faire quoi, le capitaine au courant ? - Profiter des vents pour faire le tour
par l’ouest et nous mettre au plus vite à l’abri au sud, près du fort, en face de Cancale !... Leur échange gueulé fut hélas reçu cinq sur cinq par leurs invités. Une giclée de stress en rab dont ils se seraient bien passés.
La nuit finit par tomber vraiment. Je fonçais dans les ténèbres comme jamais. La discussion des frères et la perspective de moments difficiles n’affectaient en rien leur plaisir de cingler. De crêtes en creux. Jusqu’à ce qu’une vague plus effrontée que les autres me fît fortement gîter. Là, les deux gaillards comme un seul se résolurent à amener les voiles. Un avertissement sans frais. Je continuais à surfer comme un hors-bord. La lune
jouait à cache-cache. Quand les cumulo-nimbus daignaient se dissiper, le rideau de scène se retrouvait éclaboussé de blancheur. Avant d’être déchiqueté par les lames et aspiré par les remous.
   Vingt heures à vue de proue. A cet instant, sous une pluie battante, je vis les frères déplier des lambeaux de carte, renoncer à s’éclairer avec leur torche exsangue et s’en remettre à la nature.
- Brice, même en s’abritant au sud, la mer grossit trop pour rentrer dans l’île ! Fixons-nous sur un phare de la côte ! - Ah oui, gros malin, et lequel ? - Celui-là,  tout là-bas, à tribord ! Merde, il a disparu ! Non, le revoilà ! Saint-Malo, je dirais, non ? -
Plutôt Fréhel, mon pote ! De toute façon, ça ferait un trop grand détour ! Moi, je

m’éloignerais pas autant de Chausey ! Je m’alignerais sur Cancale et je filerais tranquillou sur le Mont Saint-Michel ! - T’es givré ! C’est la pire des options ! Tu veux qu’on finisse enterrés dans la vase ?... Là, ce que j’étais parvenu à saisir commençait sérieusement à me raguer la quille. Et encore heureux que Lydia et Romain n’avaient pas sous les yeux la vieille carte marine ! Ils auraient entrevu les portes de l’Enfer. Car y lire aux abords de Chausey Entrée de la Déroute, les Ardentes, la Déchirée, la Pointue, la Massue, la Mauvaise, la Grande Fourche, les Sauvages, ne leur aurait pas semblé le meilleur remontant.
  Peu avant minuit, s’abattit une chape de froid glacial. Et avec elle, une accalmie inattendue. Comme si une force supérieure contenait les éléments. Je freinais sans raison.
Les vents retenaient leur souffle. Les vagues s’amenuisaient et restaient en suspension. La
lune, hésitante, tremblotait. La mer se faisait bonace. Ça n’était pas inhabituel. Je connaissais ce phénomène redouté : le calme avant la tempête. Mais là, je sentais une onde de haute fréquence circuler dans mes veines jusque dans les fibres de mes toiles.

  Des voix éthérées, inconnues, lointaines mais distinctes. Et dont le contenu me harponna tous les bords : - Cher Jupiter, ne trouvez-vous pas qu’on les a laissé faire joujou suffisamment longtemps ? - Tu as raison, Aquilon ! Donnons-leur une bonne leçon ! Ils se sont moqués des Dieux en réclamant du vent, ils vont être servis ! - Et moi Neptune, je suis
d’accord pour une bonne leçon ! Mais, en tant que protecteur des gens de mer, je te demande ô Jupiter de les empêcher de finir dans les profondeurs du Styx ! - Ta demande sera exaucée, Neptune ! En attendant, Aquilon et toi, vous grimpez à l’échelle de Beaufort et vous me concoctez une mer de force… disons 8… puis… une mer de force 9 ! Sans oublier, sur les coups de deux heures du matin, quelques belles déferlantes capables de mettre leur coquille de noix sens dessus dessous et leur safran en miettes! Puis vous les dirigez sur Granville et vous poussez jusqu’à force 10 ! Juste une minute ! Histoire de leur apprendre ce qu’est une vraie tempête ! De leur faire payer leur oubli du moteur ! De les inciter à l’avenir à un peu plus d’humilité face à la mer ! Une minute qu’ils ne soient pas près d’oublier ! Enfin, vous vous calmez et redescendez à force 8 ! Mais vous vous arrangez quand même pour leur faire rater l’entrée du port ! Après cinq ou six tentatives désespérées, et une fois qu’ils se seront résolus, la mort dans l’âme, à lancer leur fusée de détresse, vous laissez gentiment agir la
capitainerie !...

 
Etait-ce un effet de ma révélation divine ? Me remonta à la surface un détail visuel auquel je n’avais pas prêté attention à mon réveil : un rat jaillissant de ma cabine, courant sur ma bôme et se précipitant dans la cour de ferme..

Textes des lauréats "Jeunes"

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Alix DEROBERT

 

« PRÉVISION »

 

 

- Je ne suis pas normale ! Vous ne vous en êtes pas rendu compte depuis 12 ans ?!

- Anaïs, calme-toi s'il te...

- Non ! Je ne peux pas me calmer car j'essaie de vous prévenir de ce qui va arriver. Je n'invente rien, je vous le promets ! Écoutez-moi, je vous en supplie... éclatai-je en sanglots.

Mes parents ne dirent rien. Ma mère s'approcha pour me réconforter. Courage, me dis-je. Dis-leur tout, c'est le moment. Je pris une profonde inspiration et commençai :

- Parfois, j'ai la vue qui se brouille, c'est comme si un épais brouillard se plantait là devant moi. Il m'arrive d'avoir un aperçu, souvent anodin, du futur proche. Mais là j'ai vu notre village frappé par les vagues et le vent violent ! Une tempête monstrueuse va arriver dans peu de temps, je le sens ! Il faut avertir tout le monde et fuir !

Bien sûr, la météo me contredisait. Un soleil éclatant dans un ciel sans nuages déversait ses rayons de lumière sur la lande et les pâturages. Et comme pour me donner tort, mes parents regardèrent par la fenêtre.

- Ma chérie, je sais bien que les enfants de ton âge aiment bien inventer des histoires pour être au centre de l'attention, mais ce que tu dis là n'est pas bien, confia ma mère.

- Je ne mens pas ! Même Pantoufle se blottit sous les meubles depuis quelques jours.

- C'est vrai que le chat est bizarre ces derniers temps. Mais je rejoins ta mère, tu ne dois pas plaisanter avec ça, s'entêta mon père.

Les larmes montèrent et mon cerveau s'écria : INJUSTICE ! Tout cela me dépassait, rien n'y ferait. Je courus me réfugier dans ma chambre. Mais ma colère ne pouvant être contenue, je décidai finalement de sortir. C'est alors que je me rendis compte que la nature s'était figée. Plus de chants d'oiseaux, pas un souffle de vent. Comme si le temps s'était arrêté.

Soudain, je pensai à mon ami Roger, un vieux marin qui vivait sur la falaise. Peut-être que lui me croirait ! Je m'élançai donc vers la mer qui s'étendait infiniment vers l'horizon. J'arrivai essoufflée devant la porte qui s'ouvrit brutalement devant moi.

- Tiens donc ! Anaïs, que viens-tu faire ici ?

- Roger ! M'écriai-je. Il faut que je te parle.

Roger était un homme trapu à la barbe grise, la peau burinée par l'air marin, avec un regard doux et malicieux.

- Entre, tu vas me raconter ça devant un jus.

Je le suivis et me posai à sa table. Je commençai mon récit et évoquai mes visions récurrentes, puis celle à propos de la tempête. Quand ma tirade fut terminée, un blanc s'installa entre le marin et moi. Roger brisa le silence en premier.

- Je le savais... Je savais que ce pouvoir referait surface un jour. Enfant, j'ai commencé à percevoir des choses, tout comme toi. Et tous ces événements s'étaient avérés vrais. Malgré tout, personne ne voulait me croire. Adulte, ma fonction de marin m'a permis d'entendre les voix de la nature. Cet apprentissage et mon don m'ont souvent sauvé de situations dangereuses qui semblaient inextricables. Aujourd'hui, je n'ai plus de visions. Elles ont disparu il y a une douzaine d'années...

Mon ami était sous le choc. Son regard balayait le sol. Il se ressaisit et me fixa.

- Mais pas besoin de ces visions comme tu dis pour que je te croie, déclara-t-il. Je sais également qu'une tempête se prépare. Pour un vieux loup de mer comme moi, il y a des signes qui ne trompent pas. Je comptais justement prévenir le village. Suis-moi !

Roger attrapa ses clés de voiture et nous filâmes à travers les chemins sinueux pour rejoindre la place centrale de Riveclaire. Pendant le trajet, il m'expliqua :

- C'est jour de marché aujourd'hui. Il y aura sûrement plein de monde.

J'étais trop confuse pour répondre quoi que ce soit. La stupéfaction d'apprendre qu'une autre personne avait déjà ressenti la même chose que moi provoqua mon mutisme.

Arrivés sur place, Roger héla les badauds de sa voix tonitruante et caverneuse :

- Écoutez-moi tous ! Une énorme tempête approche ! Il faut impérativement que vous partiez d'ici et rejoigniez les terres immédiatement ! Un raz-de-marée se prépare !

L'animation ambiante se tut. Les gens semblaient dubitatifs et un brin moqueurs.

- C'est pour sauver votre peau ! Ne restez pas là, c'est imminent et dangereux ! reprit-il, l'air paniqué.

Plus personne ne l'écoutait. Les villageois reprenaient leurs occupations, levant la tête vers le ciel si intensément bleu ou jetant des regards perplexes vers Roger en chuchotant :

- Voilà le vieux fou de la falaise, encore à dire des âneries...

Dans un élan de dernier espoir, j'exprimai à mon tour l'urgence de la situation :

- Si vous restez ici, vous allez mourir ! La mer va tout engloutir ! hurlai-je de ma voix stridente.

Mais aucun passant ne me prêta attention. Mon ami marmonna dans sa barbe :

- Tant pis pour eux, nous n'avons plus le temps, il faut qu'on se tire d'ici.

Nous retournâmes en courant vers la voiture. Après un démarrage en trombe, il me dit d'une voix étonnamment claire et posée :

- Je vais te déposer chez toi. Il faut que tu puisses convaincre tes parents. Moi, il ne m'écouteront pas.

- Mais que vas-tu faire ? demandai-je terrifiée. Tu vas venir avec nous, n'est-ce pas ?

- Il faut que je retourne chez moi. Je ne peux pas abandonner mon vieux Rocky. Ce pauvre cabot n'est pas capable de fuir avec sa patte folle. J'essaierai de vous retrouver si la chance tourne pour moi. Écoute... ne pleure pas, ajouta-t-il doucement. Je suis vieux, mon temps est peut-être venu, mais toi tu as la vie devant toi. Si ta prévision se réalise, ce sera la fin de Riveclaire. Il faut que tu partes avec ta famille.

Arrivés devant chez moi, il m'étreignit et souffla :

- C'est ici que nos chemins se séparent gamine.

Une larme coula le long de sa joue ridée. J'éclatai en sanglots et l'embrassai plus fort encore. Puis je me ruai hors de la voiture en direction de la maison. Je tournai rapidement la tête pour apercevoir la vieille Renault 4L disparaître dans un nuage de poussière. Je m'engouffrai dans le vestibule. Mon père, qui nettoyait la cheminée, sursauta.

- Mais où étais-tu donc passée ?! vociféra-t-il.

Ma mère accourut de l'étage et se jeta sur moi, m'attrapant les épaules.

- On s'est fait un sang d'encre Anaïs ! s'écria-t-elle.

Voyant mon visage blême inondé de larmes, tous deux se calmèrent un peu. Ma mère m'entraîna vers le canapé et me demanda ce qu'il se passait.

- Je vous ai déjà expliqué mais vous ne me croyez pas ! hoquetai-je.

- Cette histoire de tempête ? Mais Anaïs, regarde dehors, le temps est magnifique, dit ma mère en écartant le rideau de la fenêtre, offrant une vue imprenable sur l'océan.

Mes parents se figèrent, le regard tourné vers l'horizon.

- Papa ? Maman ? demandai-je inquiète.

Je m'approchai d'eux et suivis leur regard. Mon cœur tressauta. Le paysage avait brusquement changé. La mer, agitée, était sombre et ne se distinguait plus du ciel. Le vent secouait les arbres au loin. Et que dire de cette vague gigantesque qui fonçait droit sur nous.

Photo Arthur Stokking 2ème Jeune_edited_

Arthur STOKKING

 

Findochty avant la tempête

1

 

 

 

Dans les rues de Findochty, en Écosse, les quelques passant trainant sur le port, impressionnés par les nuages noirs à l’horizon, rentraient chez eux. Les autres habitants du village patientaient dans leur maison, les volets fermés, redoutant cette tempête imminente. Le pub, sur le quai, dont on entendait d’habitude les voix s’élever jusqu’au bout de la jetée, était fermé, les bouteilles d’alcool attendaient, rangées sur leurs étagères. Je lus la une du journal local, qui annonçait qu’une tempête des plus violentes allait s’abattre sur la côte nord de l’Écosse, dans la région où je me trouvais. Je marchais dans ces rues vides, silencieuses, je traversais le village, avant de partir me promener vers les basses falaises, à travers le Strathene Golf Club, dont les adhérents avaient rangé sacs et clubs. Le vent forcit peu à peu. Je continuai à avancer sur les chemins côtiers. C’est à ce moment-là que je la vis, c’était une jeune femme, au cheveux blonds flottant au vent et à la démarche habile et élégante. Elle était vêtue d’un pantalon en jean délavé, et d’un manteau rouge ouvert sur un pull marinière. Elle marcha sur une dizaine de mètres, et s’arrêta devant la falaise, elle commença à contempler le ciel, à l’horizon, qui s’assombrissait, ces nuages menaçants qui se rapprochaient. Je m’avançai et me positionnai face à la mer, à quelques mètres d’elle. J’engageai la conversation :

  • Que fait une jeune demoiselle seule un jour de tempête ?

Elle tourna la tête. Je pus alors discerner les traits de son visage, sa bouche bien dessinée et ses yeux bleus glacier. La jeune femme me répondit :

  • Et vous, que faites-vous près d’une jeune demoiselle un jour de tempête ?

Je souris puis répliquai :

      -     J’admire ces vents forts au loin.

      -     Ah, vous êtes amateur de sensations fortes ! dit-elle en riant.

      -     Oui, et vous devez l’être aussi, je présume, répondis-je.

      -     Oh, mais, pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-elle.

      -     Eh bien, vous êtes sur la falaise à côté de moi ! répliquai-je et nous éclatâmes de rire. A ce moment-là, nous fîmes les présentations. Elle me dit qu’elle s’appelait Nora, je lui répondis que je m’appelais Tom. Nous discutâmes en marchant, seuls au monde sur les sentiers côtiers. Nous descendîmes sur une plage, escaladant des rochers, nous finîmes assis sur l’un d’eux discutant tantôt de poésie, dont elle était passionnée, tantôt de la mer. Notre discussion se poursuivit sur les légendes écossaises, elle m’apprit de nombreuses choses que je ne connaissais pas. De mon côté, je lui parlai des Each Uisge, des créatures marines de légende qui se transformaient en chevaux ou en humain, pour attirer en particulier les jeunes femmes, vers l’océan. Une fois là-bas, les Each Uisge noyaient leurs victimes, avant de les manger. Je m’étonnai alors qu’elle ne connaisse pas cette histoire.

 Au fur et à mesure, la mer commençait à se déchainer et les vagues de plus en plus hautes grondaient contre les rochers. Mon interlocutrice levait alors les yeux pour regarder l’écume volant au-dessus de nos têtes. Les rafales de vent dissuadaient quiconque de s’approcher de la côte, il n’y avait pas un seul bateau à l’horizon, même les oiseaux avaient disparu de ce paysage grandiose et chaotique.

C’était si passionnant de discuter avec Nora que le temps me paraissait s’être arrêté, même si le ciel s’assombrissait. Nous décidâmes de rentrer au village. Nora, devant moi, commença à escalader avec habileté les rochers. Je la suivais de près, me rapprochant peu à peu. Je mis une main sur son épaule et elle se retourna, en me souriant, ses yeux pétillaient, mais son expression se changea en terreur quand je la poussai dans cette mer déchainée. Elle cria. Mes jambes se déformèrent, mes bras s’allongèrent, et je commençai à doubler de taille et de poids. Mon cou ainsi que mes oreilles grossirent, et mon visage se déforma. Mes vêtements se déchirèrent et tombèrent sur les rochers. Nora, tentant de remonter, glissait pour la troisième fois sur une pierre, quand elle entendit un bruit de sabot et fut entrainée sous les flots. Il me sembla que, pendant sa lutte, elle prononça deux mots : Each Uisge.

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Youna CAOUS

 

Une plage en hiver

 

C'était un jour d'hiver. J'étais parti en week-end au bord de la mer avec quelques amis pour décompresser après avoir bouclé un gros dossier à mon travail. Malheureusement, le temps s'était gâté, et une tempête s'annonçait. Quelques jours auparavant, nous avions réservé un petit hôtel au bord de la plage. Nous nous y étions installés et avions mangé au restaurant du village, où l'on servait des fruits de mer que nous trouvâmes délicieux. Et puis, pour je ne sais quelle raison, j'eu envie de sortir. Pourtant, le vent soufflait dehors et tous ceux qui me connaissent savent que je suis de nature particulièrement frileuse. Aujourd'hui encore, je me demande ce qui m'a poussé à enfiler mon manteau, à mettre mes chaussures et, sans trop savoir pourquoi, me diriger vers la mer. C'est à ce moment- là que je l'ai vue. Une femme d'une trentaine d'années, dont la peau diaphane contrastait avec sa chevelure noire de jais. Elle avait de grands yeux gris et très clairs. Elle était pieds nus et les vagues lui léchaient les chevilles. Comme elle n'avait pas eu l'air de me remarquer, je me suis rapproché.

"Excusez-moi ?

Elle sursauta au son de ma voix, et se retourna vivement.

- Vous ne devriez pas rester ici, repris-je. Il va pleuvoir.

Elle se tourna vers la falaise.

-Je regardais le phare. En 200 ans, il n'a jamais cessé de guider les bateaux. Il a essuyé les tempêtes les vents et la pluie. Et pourtant, il est toujours debout... Et dans 100 ans, il le sera encore.

- 200 ans ? Je ne savais pas qu'il était aussi vieux. Vous êtes du coin ?

- Oui. Je suis née ici. J'ai toujours aimé me promener sur cette plage. C'est en hiver qu'elle est le plus belle. En été, un flot de touristes débarquent. Alors, elle se transforme en carte postale. Du soleil, du sable blanc, une mer bleue, un ciel sans nuage... Elle se cache, elle se maquille. Et quand il n'y a plus personne, elle retire son fond de teint, enlève son rouge à lèvres, gomme ce paysage criard... et tout redevient gris. Quand je vois ça, j'ai l'impression qu'elle me souffle un secret à l'oreille, que les vagues me chuchotent quelque mystère que personne d'autre ne doit connaître.

- Qu'est-ce que vous faisiez, seule sur la plage ?

- Et vous ?

Sa question me prit de court. Je bafouillai :

-Je... Je me promenais.

Elle ne répondit pas, et, promenant son regard sur la mer, repris sa rêverie. Je me rendis soudain compte qu'il n'avait pas plu; pourtant, ses cheveux étaient mouillés.

-Vous vous êtes baignée ?

Elle me regarda dans les yeux. Cela ne dura pas plus d'une seconde, après quoi elle baissa la tête et rougit.

-Oui, répondit-elle d'une petite voix, comme une enfant qu'on a prise à faire une bêtise. Je... J'aime bien me baigner dans la mer.

- Mais l'eau doit être glaciale !

- Je fais ça depuis toute petite. Je ne suis jamais tombée malade.

Il y eut un silence gêné.

- Et si nous marchions un peu ? finit-elle par proposer.

J'acceptai d'un hochement de tête. Au bout de quelques pas, elle dit :

- En un sens, nous sommes tous comme cette plage. Devant les autres, on cache nos vraies pensées, nos sentiments, derrière un sourire de façade. L'existence est faite de l'accumulation de ces petits et grands mensonges. La vie, en fin de compte, n'est qu'une vaste pièce de théâtre. Peut-être est-ce mieux comme ça. Se parer de belles couleurs, faire quelque chose de sa vie, avant la tempête...

-Vous avez une vision bien noire du monde.

Elle eut un sourire triste.

- Sans doute...

Combien de temps est-ce que nous marchâmes ainsi ? Quelques minutes ? Quelques secondes ? Quelques heures ? Tout ce que je sais, c'est que quand je me suis arrêté de marcher, il faisait nuit, j'avais mal aux jambes, et elle avait disparu.

Par la suite, quand je suis rentré à l’hôtel, mes amis nièrent le fait que j'étais parti. Selon eux, j'avais passé la soirée avec eux. Quand je leur ai dit que c'était impossible, que j'étais dehors, ils me regardèrent comme si j'étais devenu fou. Ils conclurent que j'avais trop bu et me conseillèrent d'aller me coucher. Le lendemain, je prétendis ne pas me souvenir de la soirée d'hier. Ils me charrièrent un peu, et le sujet fut clos. Mais des années plus tard, alors que je suis revenu à cette fameuse plage et que je regarde le phare briller au loin, je sais que je n'ai pas rêvé.

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